Laurent Lévesque. Une nouvelle phénoménologie du paysage
Sous le thème Aux confins, les œuvres récentes de Laurent Lévesque déjouent les notions de perspective et de distance propres au paysage.
À travers l’histoire humaine, la relation entre l’Homme et la nature n’a cessé de se transformer. Chaque fois, l’art a su témoigner de ces rapports nouveaux sous le genre qu’est le paysage. Aujourd’hui encore, les changements que l’on observe à l’échelle mondiale, tels que la mondialisation et ses conséquences écologiques, l’extension des moyens de transport et de communication, dont Internet, bouleversent le rapport de l’homme au monde. Ces nouvelles réalités transparaissent alors dans la manière dont les artistes en art actuel traitent le sujet qu’est le paysage. Le travail de Laurent Lévesque témoigne de cette réflexion, par une remise en cause de la composition.
L’une des œuvres présentées lors de l’exposition est une installation numérique projetée sur grand écran. Intitulée Friendly Floatees, elle transporte le spectateur dans un espace virtuel en ligne, dans lequel il peut se déplacer selon le même principe que celui de Google Street View. Pour construire ce dispositif, Laurent Lévesque a pris des photographies de nombreux sacs de plastique qu’il a ensuite disposés sur un fond d’écran représentant un ciel bleu. Dans cet espace à 360 degrés, le visiteur peut, en cliquant à l’aide d’une manette sur les images de sacs de plastique, accéder à un autre espace, semblable à celui qu’il vient de quitter. L’artiste explique avoir choisi les sacs pour leur capacité à refléter la lumière. Dans ce ciel placide sans nuages ni astres, dans ce paysage sans horizon ni repères, la lumière que renvoient les objets photographiés simule la sensation d’espace. Les sacs semblent en gravitation dans un lieu réel auquel ils servent de point d’ancrage. Pour accroître cette simulation de la réalité, Laurent Lévesque a ajouté un bruit de fond qui s’intensifie lorsque le visiteur accède aux hyperliens.
Si au départ, le spectateur peut trouver l’œuvre ludique – de par ses couleurs vives, de par la manette qui rappelle les jeux vidéo, etc. — la répétitivité du dispositif finit par provoquer une tension dérangeante. Le son envahissant, le caractère hostile du sac de plastique et sa surabondance participent au caractère inhospitalier de l’environnement. Le titre même de l’œuvre, Friendly Floatees, évoque un accident à la fois amusant et sinistre où des milliers de jouets de plastique s’étaient trouvés déversés dans la mer.
Dans le même temps, se révèle également la fausseté du paysage. En effet, les sacs de plastique captent la lumière de façon aléatoire révélant par là l’absence de source de lumière réelle. Alors qu’il prend conscience de cette virtualité en continuant de se déplacer d’hyperlien en hyperlien, le visiteur accède finalement à un espace qui semble le rattacher de nouveau à la réalité. En effet, Laurent Lévesque a placé des liens qui ouvrent sur des photographies de lieux réels : le ponton d’un cargo, un terrain de sport ainsi qu’un cinéparc abandonné. Or, en accédant à ces espaces, le visiteur s’aperçoit là encore de l’artifice du paysage. Chacun des trois lieux se trouve en effet refermé sur lui-même. En outre, ces espaces n’offrent aucun indice quant à leur emplacement et cet anonymat en fait des non-lieux. Pour sortir de ces espaces, le spectateur n’a alors d’autre choix que d’orienter l’interface vers le ciel et de cliquer à nouveau sur les sacs de plastique qui s’y trouvent.
Le système construit par Laurent Lévesque transporte donc le spectateur dans un espace fictionnel dépeignant un monde imaginaire. À mesure que la structure narrative de l’œuvre se déploie, se dessine un labyrinthe duquel nul ne peut s’échapper. Friendly Floatees apparaît telle la cartographie d’une dystopie qui semble servir de mise en garde. En effet, cet environnement inquiétant peut soulever plusieurs questions au sujet de notre propre société où la globalisation ôte les spécificités des paysages, où les désastres écologiques et les systèmes de communication virtuels prennent une emprise exponentielle sur nos réalités.
Enfin, Laurent Lévesque soulève également à travers cette œuvre la question de la création artistique. À travers ce cycle sans fin apparaissent, en effet, les notions de vide et de non-sens. Cependant, si l’artiste interroge par là les limites de l’art et particulièrement celui du paysage, il accomplit dans le même temps un geste poétique. L’expérience proposée conduit le spectateur à rechercher la lumière reflétée par les sacs de plastique. Synonyme du sublime, cette lumière est dans cette œuvre l’élément ultime du paysage. Elle rappelle alors cette quête sans fin pour l’artiste de l’immatériel et de la beauté inaccessible.
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LAURENT LÉVESQUE, AUX CONFINS. Musée des beaux-arts de Sherbrooke. Du 3 octobre 2015 au 17 janvier 2016