Lawrence Paul Yuxweluptun revient sur ses terres. Le Musée d’anthropologie de Vancouver met à l’honneur cet artiste d’ascendance salish de la Côte et okanagan qui a été propulsé sur le devant de la scène internationale avec la performance radicale An Indian Act Shooting the Indian Act1 (1997). Une vaste rétros­pective lui est consacrée, avec plus de soixante toiles de grandes dimensions, quelques dessins, quelques installations aussi…

Ainsi qu’en témoigne cette rétrospective, l’artiste aime flirter avec la culture récréo-touristique. Dans ses peintures acryliques, les formes géométriques aux couleurs exubérantes surlignées de noir sont caractéristiques de l’iconographie autochtone de la Côte ouest du Canada. Ici et là, les ovoïdes et les U-forms se retrouvent au cœur d’abstractions colorées et texturées ou bien d’images néo-pop qui vous arrachent des sourires ; ainsi il en va de Caution! You are Now Entering a Free State of Mind Zone (2000) et Haida Hot Dog (1984). Mais, au-delà d’un jeu de similitude formelle, même la monstration d’un hotdog est instrumentalisée. Elle fustige la soumission aliénée des Autochtones à la société de consommation. Car peindre, revendique l’artiste, constitue en soi un acte politique.

Son discours a le mordant des monstres qu’il a inventés au gré de ses revendications. Les plus spectaculaires d’entre eux appartiennent à une série de tableaux récents : celle des super- prédateurs de la mondialisation et du capitalisme, en complet-cravate et les dents acérées. Des lignes souples déforment leur visage, les mâchoires s’allongent, révélant un alignement de crocs proéminents (Fish Farmers They Have Sea Lice, 2014 ou Fucking Creeps They’re Environmental Terrorists, 2013). Bien que presque statufiées, ces créatures avides évoquent l’Ange du foyer (1937) de Max Ernst, démon dansant, à la fois animal et humain, aux couleurs chatoyantes et à la gueule prête à tout dévorer. Chez Ernst et Yuxweluptun, l’ambiguïté visuelle est au service d’un message politique puissant. Pour mémoire, le paradoxal Ange du foyer dénonçait la guerre civile d’Espagne. Paul, lui, dénonce les ravages contre la Terre-Mère nourricière : la déforestation, la construction de pipelines, la pollution, la prolifération de fermes piscicoles…

Ce ne sont pas seulement les agissements d’hommes irresponsables qui sont en cause. Les femmes ont droit au même traitement déshumanisant qui révèle leur âme carnassière (Christy Clark and the Kinder Morgan Go-Go Girls, 2015 et 5 of the G-7 Boys, 2012). Seules les lignes de leur poitrine signalent qu’un jour elles furent des femmes, des mères peut-être, avant de servir les dieux Pétrole et Dollar. Par comparaison, le Portrait of a Residential School Girl (2013) est frappant : un beau visage de jeune fille, entouré de signes de son autochtonie. Les zébrures qui marquent ses traits dévoilent sa souffrance et son obstination identitaire. Ce portrait nous touche profondément par son expression humaine, quand tant d’autres en sont exempts (même le Portrait of a Residential School Child, 2005).

Métamorphose

L’art de la métamorphose traverse les toiles de Yuxweluptun. Elles sont hantées par des silhouettes vivement colorées, étirées, trouées, souvent composées d’emboîtements de motifs autochtones. De telles silhouettes agissent comme des survivances, évoquant tour à tour les esprits de l’arbre, du sol, des Ancêtres. Un riche bestiaire surgi de la terre ou de la mer, une flore exubérante (elle aussi réinvestie par le formline) enrichissent le récit. Des masques, à foison. Des totems. Partout, la mythologie, les couleurs primaires et les motifs ancestraux envahissent les toiles, pour raconter des histoires de mémoire et de protection, de passé et d’avenir. Avec, toujours, une distanciation, une dose d’humour qui rapproche d’autant Yuxweluptun du surréalisme qui l’a nourri. En revanche, son parti pris mythologisant l’en éloigne : il n’explore pas tant l’inconscient que le mythe, le singulier que le collectif.

De salle en salle, à lire tous ces récits qui s’unifient, à contempler les grandes toiles dont les couleurs et les formes s’affranchissent du réel, plus question de perception récréo-touristique. Yuxweluptun a atteint son but politique, et aussi artistique. Il a réussi à inscrire à rebours l’autochtonie dans l’histoire de l’art. C’est comme s’il y avait eu un courant autochtone qui aurait traversé les recherches sur l’abstraction du début du XXe siècle, comme si Ernst et lui s’étaient connus à la grande époque du surréalisme. Vous voici invité à compléter vos connaissances, à réparer peut-être une injustice.

S’entendre et se voir

Et c’est dans cet état d’esprit que vous arrivez enfin devant l’installation immersive Inherent Rights, Vision Rights (1992), à la dernière salle. Une fois calé sur un tabouret, les mains sur des manettes et un casque posé sur les oreilles, vous pouvez naviguer à loisir au cœur d’un paysage primitif. Vous entrez dans une maison traditionnelle. Vous écarquillez les yeux devant des mâts totémiques immenses, des foyers aux langues de feu qui montent vers le ciel, tandis qu’une musique adaptée à une cérémonie sacrée vient compléter votre immersion : la réalité virtuelle permet au non-autochtone de la comprendre de l’intérieur, tout en demeurant spectateur. Placer Inherent Rights, Vision Rights à la fin de l’expo­sition est aussi judicieux que de l’ouvrir avec une vidéo où Yuxweluptun explique sa démarche : si elle repose sur la dénonciation, elle ne vise que les puissants de ce monde, animés par la soif de bénéfices, par la bêtise, par l’appât du gain. À ce titre, l’artiste rappelle, finalement, que l’union contre eux fait la force et que pour se rencontrer, il faut s’entendre. Et se voir pour se reconnaître. 


LAWRENCE PAUL YUXWELUPTUN – UNCEDED TERRITORIES (territoires non cédés)
Commissaires : Tania Willard, Secwepemc, Karen Duffek
MOA Musée d’anthropologie de l’Université de Colombie-Britannique
Du 10 mai au 16 octobre 2016

(1) La performance An Indian Act Shooting the Indian Act a eu lieu en Angleterre, d’abord au National Rifle Association Shooting Range (Bisley Camp, Surrey) le 13 août 1997, puis à Healey Estate Club (terrain privé, Northumberland) le 14 août. Lawrence Paul Yuxweluptun tirait à la carabine sur des copies de la Loi sur les Indiens, après avoir purifié les lieux et fait jouer les hymnes nationaux britannique et canadien. La performance fut organisée par Locus+ et eut un grand retentissement.