Des recherches picturales inspirées d’une résidence à Baie-Saint-Paul en 2019 fournirent à Sylvie Bouchard la toile de fond des sept tableaux de cette sélection présentée à la galerie McBride contemporain, soit la grève en grisaille d’une certaine crique isolée, jonchée ici de souvenirs épars relevant tant de rêveries intimes que de l’histoire de l’art.

Habilement réagencé dirait-on, tout un bric-à-brac abandonné par le ressac de la mémoire s’étale à l’horizon indistinct d’une scène imaginaire, joignant le ciel et la terre sans la mer, même si dans les peintures de Bouchard flotte un air marin de connivence avec les œuvres d’Yves Tanguy et surtout de son épouse, Kay Sage. Car les fragments d’architecture et autres traces d’habitation humaine, d’un réalisme magique, tiennent malgré tout une place plus importante sur ces étendues désertées que les informes mucilages et les organismes improbables des grands fonds surréalistes.

De l’installation à la peinture

Les tensions polaires – entre figuration poétique et fiction onirique, contenus ambigus et explorations formalistes, artefacts d’une présence subjective et archives de la représentation objective, ou entre intériorité psychologique et extériorité naturelle – qui se dessinent en ces compositions s’inscrivent en fait dans le prolongement d’une ligne de développement liant l’installation scénographique au retour de la peinture dans l’art contemporain au Québec. Le travail de Sylvie Bouchard procède ainsi d’un pacte conclu en début de carrière avec Pierre Dorion, sous l’impact d’un voyage en Italie où ils furent tous deux marqués par la Transavanguardia. Ils se proposaient de ramener la peinture au premier plan des pratiques artistiques au Québec, à une époque où l’on proclamait sa fin. 

Cette démarche commune se concrétisa d’abord pour Bouchard, comme pour Dorion avec qui elle exposa chez AXENÉO7 à Gatineau en 1984, par le biais d’installations in situ en dialogue avec les édifices désaffectés qui les accueillaient – par exemple dans l’importante manifestation Montréal tout-terrain qu’elle co-organisa la même année dans une clinique Art déco du Plateau, profitant de l’intervalle avant que s’y installent les Jeunesses musicales du Canada. C’était dans l’air du temps d’une réception proprement québécoise du postmodernisme, comme en témoigna la critique Chantal Pontbriand en dialogue public avec l’artiste dans le cadre de l’exposition à McBride. Il fallait, semble-t-il, en passer par la mise en scène critique, intermédiale et située des modes de construction et de représentation de l’espace, pour se donner ensuite la permission de renouer sereinement avec le cadre de la tradition picturale. Le passage à la limite de telles pratiques, appelant leur dépassement par retour de balancier, fournit déjà l’argument du film Anne Trister (1986) de Léa Pool, histoire d’une peintre dont le chef-d’œuvre couvre de trompe-l’œil architecturaux les murs d’un entrepôt, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent pour en libérer l’esprit.

Chez Bouchard, c’est à l’intérieur des tableaux eux-mêmes que la scénographie architecturale et théâtrale finit par se réfugier, selon une trajectoire que documenta sa rétrospective au MAC en 20061. Les éléments scéniques migrèrent au fil des ans d’« intérieurs métaphysiques » (au sens de la pittura metafisica de Giorgio de Chirico ou de Carlo Carrà), parfois peuplés de figures familières, en forêts désolées, non forcément extérieures. Cette oscillation entre dedans et dehors se retrouve dans le présent corpus, disposant des signes de vie intérieure parmi des décors mi-domestiques, mi-dramatiques.

L’image comme paravent et mirage

Dans trois tableaux, l’horizon est à la fois barré et souligné par les tracés vides de paravents asymétriquement pliés en angle obtus, cadres intérieurs posés au milieu de paysages. Sur leurs parois invisibles sont plaquées des « feuilles » peintes pour évoquer des abstractions texturales, de gros plans d’amas de pierres ou des photos sépia de pierrots. La fenêtre du tableau est ainsi réduite à sa plus simple expression conceptuelle comme ensemble de lignes, en même temps qu’elle se fait support d’images de nature photographique ou painterly. La démultiplication de ces aspects se répercute souvent sur le sol de compositions où gisent d’autres pages d’album au contenu divers (souvent inspirés d’une collection de visuels que l’artiste tire des livres d’art et d’autres publications), en vue plongeante oblique qui, par angles évasés de leurs aplats monochromes, les rapproche des abstractions constructivistes de László Moholy-Nagy. Ces éléments sont entourés dans Mirage (2022) de quelques billes des mêmes couleurs, cousines des sphères bleues parsemant d’autres tableaux, telles d’opaques monades de conscience englobante, insérées en témoins de la matrice subjective de la peinture comme cosa mentale. Si l’on trouve déjà ces mêmes sphères dans certaines installations de Serge Tousignant des années 1970, celles de Bouchard font encore plus clairement écho aux mystérieux « grelots » de l’univers de Magritte, dont semblent aussi sortir tel oiseau pétrifié, telle formation rocheuse2. On peut en revanche faire remonter vers 1990 un motif récurrent d’enchevêtrements rhizomiques de lignes filandreuses, déposés sur la terre ou flottant dans les airs (en y traçant parfois des contours de nuages).

Qu’elle puise dans son propre fonds d’images ou le fonds commun d’un musée imaginaire, Sylvie Bouchard ménage des effets de surprise qu’elle mélange aux impressions de déjà-vu. Ce faisant, elle creuse le sillon de vagues réminiscences de matières et de manières à même le tuf sédimentaire d’un continent de mémoire enfouie, ressurgissant par fragments énigmatiques. Leur reconnaissance défamiliarisée, tenant du rêve éveillé, se fait source d’une appréhension émerveillée de la peinture comme « hantologie » (Derrida), c’est-à-dire comme apparition d’une présence s’imposant furtivement à la faveur de la poésie du passé, telle que le faux souvenir la révèle en retrouvailles fictives, mais étrangement touchantes. 

1 Pierre Landry (avec un essai de Christine Lacroix), Sylvie Bouchard, catalogue de l’exposition du 7 octobre au 8 janvier 2006 (Montréal : Musée d’art contemporain, 2006).

2 Voir Christian Roy, « Serge Tousignant : Exposés de recherche (VOX, Centre de l’image contemporaine) », Ciel Variable – Art Photo Médias Culture, no 107 (automne 2017), p. 89.


(Exposition)

Sylvie Bouchard : Polarités
McBride contemporain, Montréal
Du 16 septembre au 22 octobre 2022