Le postmodernisme exposé au CCA : l’envers du mythe de « l’architecture en soi »
Apparu vers la fin des années 1970 dans le domaine des arts visuels, et a fortiori de l’architecture, le postmodernisme aura une grande influence sur la discipline du bâti. Il reste toutefois un concept relativement flou, bien qu’encore très présent dans les discours, notamment ceux des musées. En témoigne la nouvelle exposition du Centre Canadien d’Architecture (CCA), qui propose de faire la lumière sur quelques-unes des réalisations architecturales issues de ce mouvement. Et plutôt que de se limiter aux images glacées que diffusaient alors les architectes, la commissaire Sylvia Lavin a privilégié les documents annexes de nature administrative ou technique, soit tout un pan méconnu de l’architecture postmoderne, probablement moins séduisant, mais qui aidera sans doute à sa compréhension.
En 1977, l’architecte Charles Jencks fait l’une des premières utilisations du terme « postmodernisme » dans un ouvrage qu’il intitule Le langage de l’architecture postmoderne1. Le postmodernisme y est alors présenté comme une critique du dogme moderniste, dont l’un des principaux leitmotivs consiste à rompre définitivement avec les contextes historiques et géographiques propres à chaque réalisation architecturale. Avec sa méthode de la tabula rasa, le modernisme veut tirer un trait sur le passé, pour reconstruire la ville sur un sol vierge de toute occupation antérieure. En réaction à cette idéologie dominante (du fait de la reconstruction d’après-guerre notamment), le postmodernisme entend réconcilier l’architecture avec son histoire. Ainsi, les architectes empruntent librement au passé et à la culture populaire, d’où un usage varié de signes, de couleurs et d’ornements. On voit, par exemple, des colonnes antiques côtoyer de gigantesques enseignes lumineuses, très à la mode à Las Vegas. Ce type d’association inédite sera d’ailleurs la marque de fabrique de ce qui deviendra rapidement un style architectural « en soi ». L’utilisation inventive et intensive de la représentation grphique (dessins, collages et photographies) constitue une autre de ses particularités : comme le montre l’exposition du CCA, l’architecture postmoderne s’exprime moins à travers ses constructions que dans les dessins qui les illustrent. En témoignent ici les palettes chromatiques qu’Aldo Rossi réalise pour le cimetière de San Cataldo, à Modène, après l’inauguration de l’ensemble architectural, dont les véritables couleurs sont tout autre que celles affichées sur le papier ; ou encore cette image de l’antenne télévisée anodisée à l’or qui symbolise (pour ceux qui la connaisse) la Guild House, de Robert Venturi, à Philadelphie, mais qui n’a été fixée sur sa façade que quelques jours, avant de disparaître mystérieusement. Ainsi le mouvement délaisse-t-il le bâtiment pour s’intéresser d’abord à tout ce qui l’habille, l’équipe et le décore.
De ces édifices, et de tous ceux présentés dans le cadre de l’exposition, on ne connaîtrait donc que des faux-semblants, représentations idéalisées et visions tronquées de la réalité. C’est ce que Sylvia Lavin appelle le mythe de « l’architecture en soi », qu’elle se propose de déconstruire. Ce mythe est celui d’une architecture désireuse de s’affranchir de tout aspect matériel et concret, des briques qui composent les murs du bâtiment aux organismes qui le financent, en passant par le papier sur lequel sont tracés les plans. Pour ce faire, l’édifice postmoderne ne se montrerait, selon le point de vue de la commissaire, que dans de beaux dessins et d’autres compositions plastiques, derrière lesquels il dissimile son véritable corps (trop banal sans doute). Bien qu’antérieur au postmodernisme, le mythe n’acquiert un véritable pouvoir que par l’intermédiaire des architectes de l’ère postmoderne, qui lui donnent un visage à travers leurs réalisations graphiques. Il persiste aujourd’hui, car il semble que l’architecture cherche encore à s’affranchir de ses limites, l’évolution des technologies numériques aidant. Et n’y a-t-il d’ailleurs pas toujours eu dans la discipline cette volonté de se dépasser, d’atteindre une dimension plus élevée, pour ne pas dire spirituelle, que ne connaîtront jamais la terre et le béton ? Peut-être… Quoi qu’il en soit, le postmodernisme marque bien un tournant dans l’histoire récente de l’architecture, et c’est justement sa « contre-historiographie » que l’exposition nous promet, un mot savant pour dire la volonté d’aller à l’encontre de la version officielle, preuves à l’appui, et de briser l’illusion d’une architecture sans corps, telle que la divulguaient les professionnels du métier, architectes postmodernes s’il en est.
Le postmodernisme entend réconcilier l’architecture avec son histoire. Ainsi, les architectes empruntent librement au passé et à la culture populaire, d’où un usage varié de signes, de couleurs et d’ornements.
L’exposition propose sept thèmes répartis dans les salles principales du CCA, parmi lesquels figurent le rôle des institutions muséales (dont le CCA lui-même) et la valeur ajoutée (celle que devront défendre les architectes quand ils verront leur expertise dévaluée face au nouveau monde des communications et des médias, dont l’expansion coïncide à peu près avec celle du postmodernisme et ne s’est jamais arrêtée depuis). Plutôt qu’une critique du mouvement, il s’agit ici de cerner les basculements survenus à l’époque ainsi que les paradoxes auxquels ont été confrontés les praticiens, le principal concernant la place à accorder aux nouveaux outils d’imagerie informatique dans la discipline du bâti. L’analyse de Sylvia Lavin et de son équipe s’appuie sur plusieurs types de documents, allant des organigrammes aux essais et calculs de matériaux, en passant par des échanges postaux et électroniques : autant de preuves matérielles que les architectes ont toujours gardé un rapport pragmatique avec les conditions du métier, mais qu’ils auront préféré mettre de côté afin de préserver le fameux « mythe », selon lequel les constructions surgiraient de terre sans le moindre effort physique ou mental. Au sein de l’exposition, ces documents côtoient quelques-unes des œuvres reconnues comme telles par leurs auteurs, comme la maquette de carton réalisée in situ par Peter Eisenman pour son exposition monographique organisée en 1994 par le même CCA (Cités de l’archéologie fictive : œuvres de Peter Eisenman 1978-1988), qui trône aujourd’hui à l’entrée de la première salle. C’est peut-être là un point délicat qui entrave la compréhension du visiteur : il peut être difficile de faire le tri entre ce qui relève du mythe de « l’architecture en soi » et ce qui contribue à le déconstruire, comme il peut être difficile de faire les liens entre les textes didactiques présentés en salle, très riches, et les documents exposés, qui pourront rester muets pour les néophytes. L’architecture en soi et autres mythes postmodernistes s’adresse probablement à un public déjà familiarisé avec le sujet. Il n’en reste pas moins un impressionnant travail de recherche archivistique, à l’image du programme que s’est donné le CCA dès sa création en 1979 (en pleine période postmoderne), consistant, lui aussi, à « explorer les zones grises de la culture, la société et l’architecture afin de jeter un éclairage critique sur leurs contradictions2 ».
Milton-Parc : notre réussite
Dans la galerie adjacente, le CCA propose un regard sur le scandale survenu à la même époque dans le quartier de Milton-Parc (Montréal), quand une agence immobilière annonça son intention de raser six unités résidentielles patrimoniales pour leur substituer un complexe d’appartements et de magasins, en plus d’un hôtel. Très vite, un comité citoyen (le Comité des citoyens de Milton-Parc) se forma pour s’opposer à la démolition du quartier et finalement créer la plus importante coopérative d’habitation d’Amérique du Nord. Plus de 1 500 citoyens montréalais en font encore partie aujourd’hui. L’exposition raconte la lutte de ses membres pionniers en six vitrines thématiques, composées de photographies et de publications que diffusaient alors ledit comité et la presse. Preuve que si certains architectes s’évertuaient alors à arracher des bâtiments à leur réalité (ce dont traite l’exposition principale), les habitants, eux, se battaient pour la préservation du patrimoine bâti dans son contexte historique et social.
(1) Charles Jencks, Le langage de l’architecture postmoderne. Londres : Academy Editions, 1977.
(2) Centre Canadien d’Architecture, Le CCA présente sa nouvelle exposition, Architecture en soi et autres mythes postmodernistes, communiqué de presse, 6 novembre 2018
L’architecture en soi et autre mythes postmodernistes
Centre Canadien d’Architecture, Montréal
Du 7 novembre 2018 au 7 avril 2019