Le théâtre du monde, l’art de se mettre en scène
« Le monde entier est un théâtre / Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs1. »
– William Shakespeare
Demandez le programme ! Devant le palais du Moi, la nouvelle exposition de Shary Boyle, transforme une salle du Musée des beaux-arts de Montréal en théâtre à l’italienne pour un spectacle inédit aux couleurs chatoyantes et aux motifs bigarrés auquel le public est invité à participer. Cette mise en espace se fonde sur l’expérience du théâtre et d’autres arts vivants tels que le cirque, les arts des marionnettes et les spectacles de rue. L’esprit de la commedia dell’arte y est revisité par le goût de l’extravagance et de l’artifice dans une esthétique flirtant avec le camp. Parodie, pastiche, redéfinition des normes de représentation de soi par l’esthétique, il y a indéniablement de cela chez Boyle, mais pas seulement. L’artiste torontoise l’a plus d’une fois affirmé en entrevue, et son parcours artistique se jalonne de cailloux semés depuis vingt ans.
C’est la première fois que Boyle propose une scénographie aussi théâtrale. Elle a partagé l’espace en six sections nettement délimitées, des coulisses sombres à la salle éclairée, en passant par une scène ouverte que chacun et chacune peut arpenter, avec un rôle d’acteur et d’actrice autant que de spectateur et de spectatrice. Le parcours se fait donc à l’envers, en pénétrant d’abord par une « loge » suggérée par trois bustes sculptés qu’encadre un miroir sans tain. Trois bustes en autant de déclinaisons chromatiques, trois paires d’yeux singulières : des défenses jaillissent de la bouche d’un personnage barbu aux traits mésopotamiens pour se ficher dans ses orbites ; dans un visage immaculé, des pattes d’araignée font office de cils au maquillage outrancier ; le visage d’une femme à la chevelure savamment tressée et à la peau sombre intrigue par ses yeux vides, tel un espace à remplir, à inventer…
Sur une scène surélevée, côté cour et côté jardin, une ligne de personnages en céramique et en terre cuite porte la vision de Boyle concernant l’art qu’elle pratique depuis vingt ans : il est le lieu d’une libre expression et d’une irréductible illusion. De The Sculptor et Buy My Image (John Taylor/Mary Anne Talbot) (2019) à The Sybarites (2020) et Oasis (2019), les saynètes sous vitrine se jouent des clichés de genre, du carcan des catégories sociales ou des préjugés d’une époque, par des mises en scène où le masque est primordial. En bout de scène, Centering (2021), sculpture composée de jupons froufroutants qu’on peut faire voleter à la manière des derviches tourneurs, rend hommage à la poterie, aux arts du vivant, aux fêtes foraines et surtout à l’art collaboratif, puisque Boyle a travaillé avec un concepteur de parc d’attractions, un ingénieur en robotique et une costumière.
Shary Boyle, Tireur solitaire (Homme blanc) (2019) Collection Elisabeth Preston et Peter Strickland. Photo : Imagefoundry
Shary Boyle, Pionnière (2019) Photo : Imagefoundry. Courtoisie de l’artiste et de la Galerie Patel Brown
Cet art collaboratif que privilégie Boyle donne à l’exposition une allure de performance introspective et expérimentale qui vient à la fois s’appuyer sur le theatrum mundi – ou le « grand théâtre du monde », façonné par une conjugaison de forces et de compétences d’artistes et d’artisans – et le réévaluer à l’heure où tout est artifice et maquillage de soi. Serait-il devenu un palais vide et vain, comme dans le livre La Terre gaste de T.S. Eliot, suite logique du poème Le Paradis perdu de John Milton ?
Sous forme de nouvelles expériences artistiques, le collaboratif exprimé par Boyle porte l’antidote à l’angoisse du moi nu devant le miroir comme le roi ou la reine dans son palais de verre, si peu armé face aux questions politiques, sociales, identitaires qui agitent le monde actuel. Bien que d’une taille modeste, cette exposition témoigne d’une grande ambition : rassembler les questionnements suscités par la mondialisation, la guerre, le racisme ou l’exclusion identitaire en une seule salle sur le principe du theatrum mundi. En témoignent Judy (2021) et The White Elephant (2021), deux automates résultant d’un travail qui puise à l’histoire des femmes et des Noirs dans les siècles passés. La première, sorcière et activiste, actionne de ses quatre bras les fils de plusieurs marionnettes ; la seconde, aux membres disproportionnés, tourne la tête à 360 degrés comme dans le film d’horreur L’Exorciste. Des dessins grand format viennent compléter cette réflexion du moi au singulier, au collectif, au masculin et au féminin. Les assises freudiennes flanchent, avec toute la question de l’ambiguïté des genres.
En ayant à l’esprit cette démarche de l’artiste – regarder et répondre, comprendre et réagir par l’art –, on saisit mieux la complexité des œuvres exposées et comment elles rejoignent le theatrum mundi. Toutes sont le produit de références savamment croisées, voire d’autoréférences (cils démesurés, socle ouvragé des porcelaines de Saxe, fascination pour l’arachnide), et pourtant elles semblent toujours s’offrir d’emblée. Ainsi, les visages sont masques multiples, les yeux manquent ou bien mentent, les mains sont armées d’ongles peints selon les dernières tendances, y compris drag (Peacock Spider, 2020), ou décorées de grylles et autres monstres des enluminures médiévales (Misogyny + Misanthropy, 2018).
L’art de Boyle est savant, populaire, réflexif, traversé par des fulgurances, jamais désespéré, contrairement à la source du titre Devant le palais du Moi, la chanson Europe is Lost de Kae Tempest, constat d’une époque à bout de souffle sur un rythme hip-hop. Car Boyle est animée d’une foi profonde en ce possible réenchantement d’un monde livré aux pires tourmentes. En cela, Devant le palais du Moi fait plus qu’actualiser ce theatrum mundi souvent galvaudé, de sorte que l’humanité s’y révèle dans tous ses travers et ses errements, ses violences et ses reniements, mais aussi ses espoirs et ses désirs grâce à une scénographie raffinée. Dans The Procession (2021), l’artiste esthétise jusqu’au déboulonnement des statues, jusqu’aux stigmates de la COVID-19 en traitant le masque sanitaire comme un objet de théâtre dans un défilé de figurines hétéroclites en terre cuite. Annoncée par une trompettiste, l’ombre de ce cortège projetée au mur raconte une autre histoire, embellie et colorée.
Alors oui, l’envie, toujours, d’attiser la curiosité et d’inviter au jeu est présente chez l’artiste. Mais ne nous trompons pas d’intention, car si Boyle a plus de souvenirs qu’une femme de mille ans, elle garde une âme d’enfant. À la fin de l’exposition, elle nous réserve d’ailleurs une dernière surprise, un ultime moment d’émotion en nous révélant ce qui se cache derrière le miroir de la loge par laquelle nous étions entrés. N’en disons pas plus. Il y a des secrets d’artiste qu’il convient de découvrir par soi-même.
1 William Shakespeare, Comme il vous plaira, acte II, scène 7.
(Exposition)
Devant le palais du Moi
Shary Boyle
Organisée par le Gardiner Museum, Toronto
Commissaires : Sequoia Miller (Gardiner Museum) et Alexandrine Théorêt (MBAM)
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 1er septembre 2022 au 15 janvier 2023