Le Zeitz MOCAA et la Fondation Norval : des approches muséales en Afrique du Sud
Une grande partie de l’art contemporain de l’Afrique du Sud et du Zimbabwe, son voisin du nord, prend sa source dans une mémoire sociale marquée par l’oppression et la violence. Depuis plus de vingt ans, le Zimbabwe vit en effet une instabilité politique dramatique qui le plonge dans de graves problèmes économiques. On voit ainsi advenir une importante migration des Zimbabwéens vers l’Afrique du Sud, pays plus paisible et stable. Tous sont en quête d’un monde meilleur, y compris des artistes qui choisissent de quitter leur pays pour être à l’abri de la violence et tenter de pratiquer leur art. L’Afrique du Sud, ayant lui-même vécu de terribles moments de cruauté, accueille en général très bien les artistes du nord. De nouvelles infrastructures culturelles contribuent à faire connaître leurs idéaux, tout en les associant aux quêtes que poursuivent conjointement les deux pays. Des objectifs sociaux, artistiques et politiques sont ainsi partagés. L’émergence de cette nouvelle association passe entre autres par deux nouveaux lieux muséologiques.
Mobilisation des forces culturelles
Ouvert depuis moins de deux ans au Cap, en Afrique du Sud, le Zeitz MOCAA – Museum of Contemporary Art Africa, construit dans des silos à grains1, et la Fondation Norval sont des lieux d’art et de culture où la critique des régimes politiques est permise.
On doit à l’architecte britannique Thomas Heatherwick et à l’Allemand Jochen Zeitz le succès de la réalisation du MOCAA. Inscrit dans un paysage portuaire en plein développement touristique, le musée conclut dix années d’aménagement d’un quartier mis au diapason des grandes villes du monde. Parvenu à faire un montage financier stable, notamment grâce à un partenariat avec l’industrie hôtelière de luxe, le MOCAA doit pourtant relever des défis de taille, selon son conservateur Sakhisizwe Gcina2. Pour comprendre les multiples enjeux du musée, il faut pratiquement revenir au cas de l’exposition Les Magiciens de la Terre (1989), qui avait été conçue pour le Centre Pompidou, à Paris, par Jean-Hubert Martin. À cette époque, le marché de l’art et la critique se limitaient à l’Occident. Pour la première fois, un musée important incluait des artistes qui provenaient d’Afrique. Mais alors que les Occidentaux s’émerveillaient, les Africains se désolaient, et se désolent encore : l’art africain présenté dans Les magiciens de la Terre relevait surtout des traditions populaires artisanales et des rituels. Or, avec raison, les Africains revendiquent maintenant leur place dans la création contemporaine, dont la fonction critique est ici essentielle.
En réaction à ce malentendu qui survit encore, les conservateurs du MOCAA souhaitent construire l’histoire de l’art de leur pays en déployant un savoir qui leur est propre. De manière légitime, ces spécialistes veulent faire connaître leur récit et concevoir des expositions qui résonnent par rapport à leur culture, à leur souffrance et à leur espoir, tout en ayant une écoute de la part du milieu de l’art international. Voilà pourquoi la mission du MOCAA s’oriente exclusivement vers la présentation de l’art africain et de sa diaspora.
Une muséologie créative en devenir
N’ayant pas de budget d’acquisition, le MOCAA met sur pied une stratégie qui lui permet de constituer sa propre collection grâce à la mise en place de résidences subventionnées. Certaines salles du musée sont en effet temporairement transformées en ateliers d’artistes. Les œuvres ainsi produites entrent dans la collection permanente en remplacement graduel du prêt que Jochen Zeitz a fait de ses œuvres africaines au moment de l’ouverture du musée. Il faut voir par ce geste un désir affirmé de créer une structure autonome capable de faire ses propres choix. Parmi les œuvres de la collection privée de Zeitz, encore exposées pour quelques années, on remarque le travail de deux artistes connus au Québec, dont une installation de William Kentridge intitulée More Sweetly Play the Dance (2017), et des photographies de Mouna Karray intitulées Noir (2013).
Comme tous les musées d’art contemporain, le MOCAA doit également se pencher sur la pérennité de sa fréquentation en fidélisant sa clientèle. Car s’il veut stimuler une réappropriation de l’identité noire et du discours sur l’art africain par les Africains, il se doit de faire partie du quotidien de sa collectivité. Il se doit d’être accessible, et ce, dans tous les sens du mot : financièrement, spatialement et culturellement. Comme le clivage entre Noirs et Blancs est encore bien réel, dans le quartier même où est situé le musée, il va donc de soi que pour que les changements sociaux qu’insuffle l’art actuel deviennent permanents, les programmes éducatifs se doivent de jouer un rôle essentiel. Bien développés, ils seront à même de donner confiance aux jeunes, et quelques clés de lecture d’une œuvre par exemple aideront à inscrire chez l’individu une volonté de changement et une prise en charge de son avenir.
Le MOCAA présente également des expositions temporaires d’intérêt universel grâce au dévoilement de situations propres à l’Afrique. D’ailleurs, en écho à la migration des artistes du Zimbabwe vers l’Afrique du Sud, le MOCAA collabore judicieusement avec le Musée national du Zimbabwe et présente, jusqu’à la fin mars 2019, Five BHOBH : Painting at the End of an Era.
Parmi les artistes de l’exposition, quelques-uns retiennent ici l’attention à cause de la justesse de la technique choisie et de l’impact de leur message. Wallen Mapondera, dont l’œuvre Musha Waparara (2018), qui signifie la maison familiale, traite de manière symbolique et esthétique des enjeux de la réclamation des terres par les Zimbabwéens. Ici, la matière provient de rebus. Elle évoque le sentiment de rejet ressenti par la population noire lorsque les meilleures terres leur ont été retirées. Comme sous l’effet d’un mirage, le spectateur se fait prendre par la matière qui semble dorée. Pourtant, cette matière s’effrite, devient translucide, fragile ; tenue à peine par quelques fils. Ailleurs, l’œuvre accumule de la matière, symbolisant le fait que les Zimbabwéens ont été entassés dans des territoires exigus, alors que les terrains étaient disponibles et fertiles.
L’artiste Admire Kamudzengerere propose quant à lui une vidéo intitulée Identity (2012). À partir de l’expression courante qui dit que l’Afrique est une mosaïque, l’artiste s’est peint le visage de différentes couleurs qu’il recouvre graduellement de blanc, laissant sous-entendre que le visage blanc est celui qui se doit d’être. La quête d’identité, voire la réappropriation de l’identité noire, est vue comme un processus long, douloureux, et essentiel. Cette œuvre témoigne de la répression et, conséquemment, du désir de changement.
« L’Afrique ne doit pas rattraper l’Occident mais définir sa propre voie de développement. »
La Libre Afrique, 17 janvier 2019
Un dialogue avec la nature
La Fondation Norval accueille des visiteurs depuis moins d’un an. Situé à quelques kilomètres du centre du Cap, ce lieu en pleine nature joue également un rôle majeur dans le rayonnement de la culture africaine. La firme d’architectes locaux DHK a réalisé une habile fusion entre la nature et la culture. Ce pôle nature/culture fait d’ailleurs explicitement partie de la mission de l’institution car, contrairement au MOCAA, la Fondation n’entend pas se limiter aux œuvres de l’Afrique et de sa diaspora. Pour la Fondation, le terme culture englobe les œuvres de toute provenance dont le propos résonne par rapport aux liens que les Africains ont avec la nature. Situé au centre d’un grand jardin empli de sculptures, dont une œuvre de William Kentridge, le bâtiment, principalement en verre, fusionne l’intérieur et l’extérieur ; il invite ainsi les visiteurs à déambuler parmi les plantes indigènes dont les Africains se sentent dorénavant responsables.
Outre une installation de Serge Alain Nitegeka, Structural Response III (2018), la grande galerie présentait l’exposition Heliostat, composée d’une série d’œuvres nouvelles de l’artiste Wim Botha, qui avait représenté son pays à la Biennale de Venise de 2013. Ses œuvres sont violentes par l’utilisation de sculptures à connotation religieuse (dont le Christ et la Vierge) que l’on présente ici transpercées de néons aux couleurs fluorescentes. Iconoclaste revendiquant ses propres croyances, l’artiste semble vouloir faire tout éclater.
Appuyée également par des deniers privés, la Fondation bénéficie, contrairement au MOCAA, d’un budget de fonctionnement qui lui permet de développer une structure financière viable3. De jeunes artistes comme de plus établis sont sollicités pour des expositions. Le désir de dénoncer haut et fort les injustices est certes visible dans les œuvres exposées. Elles font également valoir tout le potentiel pragmatique d’une union des forces artistiques en Afrique.
L’Afrique du Sud et son voisin du nord vivent un moment de bouleversement culturel important. Le marché de l’art s’intéresse aux pratiques des artistes d’Afrique, de grandes foires ont vu le jour au Cap, et des établissements muséologiques comme le MOCAA et la Fondation Norval comptent bien jouer un rôle soutenu dans l’affirmation de l’art de l’Afrique. Un modèle de résilience à suivre.
(1) Le rêve des Montréalais pour les silos à grains du Port de Montréal a été réactualisé en janvier 2019 par un troisième appel à projets en quinze ans.
(2) Extrait d’une entrevue de trois heures entre Manon Blanchette et Sakhisizwe Gcina, un des conservateurs et éducateurs du MOCAA, réalisée le 16 janvier 2019 au Cap, en Afrique du Sud.
(3) Information obtenue le 18 janvier 2019, lors d’une entrevue avec Talia Naicker, assistante conservatrice à la Fondation Norval.