Au cours de l’été, de nombreuses actions de protestations climatiques ont eu lieu dans les galeries institutionnelles. De la Galerie des Offices à Florence jusqu’à la Royal Academy of Arts et la National Gallery de Londres1, les militants et militantes ont exigé des institutions tout comme des publics une évaluation du climat et une prise d’actions conséquente. Au musée du Louvre à Paris, les artistes ont dû faire face à cette demande lorsqu’un militant, déguisé en femme âgée se déplaçant en fauteuil roulant, a étalé du gâteau sur la vitrine protégeant la Mona Lisa de Léonard de Vinci. Le protestataire a crié : « Les artistes vous disent de penser à la Terre », ou encore « il y a des gens qui sont en train de détruire la Terre2 ».

Réclamer la terre, la récente exposition collective présentée au Palais de Tokyo à Paris jusqu’au 4 septembre, est indirectement liée à une telle intervention et peut ainsi être abordée comme une réponse à celle-ci. Comme décrite dans l’essai de la commissaire Daria de Beauvais, l’exposition est « une prise de conscience autant qu’un cri de ralliement » pour « abandonner le modèle obsolète d’une société extractiviste et de remettre les humains à leur place ; non plus des individus séparés de leur environnement, mais des “entités relationnelles”3 ».

L’exposition, composée d’œuvres de quatorze artistes de renommée internationale – notamment, Huma Bhabha, Yhonnie Scarce, asinnajaq, Abbas Akhavan, Thu-Van Tran, et le Karrabing Film Collective – s’articule autour de cette prémisse commissariale centrale : afin de remettre en question les « rapports de domination et de subor­dination » avec la nature, nous devons d’abord rompre avec l’idée que les humains se différentient de leur environnement, ainsi qu’avec celle de la nature comme un décor statique et passif. En mettant l’accent sur les « connexions, la parenté et les alliances », Réclamer la terre propose plutôt de réfléchir aux relations qui sous-tendent les écologies des « minéraux, plantes, humains et animaux4 », afin de réclamer, en quelque sorte, une expérience au monde plus immersive, engagée et ainsi plus réactive (et donc responsable).

Amabaka et Olaniyi Studio, Nono: Soil Temple (2022). Terre, métal, cordes en acier inoxydable, tissu (coton biologique, fibre plastique océanique recyclée, fibre d’algues marines). Photo : Aurélien Mole, Courtoisie de l’artiste.

Le thème de la crise climatique, par rapport à des façons alternatives de penser la problématique nature-culture, est à la fois captivant et ambitieux. Les artistes qui participent à cette exposition apportent une nuance appréciable à ces préoccupations essentielles : au lieu de substituer clairement la hiérarchie à l’écologie, ou la domination aux relations, on nous invite – à travers des récits, des mythes et des pratiques matérielles – à méditer sur les implications de la violence et du renouvellement, de la consommation et de la préservation, en les percevant comme des dynamiques nécessaires à la nature elle-même.

L’exposition est de grande envergure avec des sculptures et des installations de la taille d’une salle ; les plus mémorables sont Catedral (1990-2003) de Solange Pessoa, Nono: Soil Temple (2022) d’Amakaba et Olaniyi Studio et The past is a Foreign Country (2019) d’Huma Bhabha. Ces œuvres repoussent certainement les limites du cube blanc, au point où en faire l’expérience dans un espace bondé d’une multitude de grandes installations est étouffant. Malgré la proximité entre les nombreuses œuvres de l’exposition, peu de dialogues se créent cependant entre elles, et nous restons ainsi avec l’impression que plusieurs de ces œuvres existent dans un monde qui leur est propre.

L’œuvre you wish, you wish (2022) de Kate Newby est une intervention qui se fait plus discrète puisqu’elle est visible uniquement entre minuit et midi alors que le musée est fermé. L’installation qui est composée de cinq vitraux situés dans l’entrée monumentale du Palais de Tokyo est, d’abord et avant tout, un geste de réparation qui consiste à remplacer diverses sections de la porte précédemment endommagées. Ce qui fascine tant ici est que la transparence naturelle du verre est altérée par les empreintes des mains de l’artiste ou par des trous qui ont été percés dans les briques. Ceci remet en question leur fonctionnalité comme un dispositif séparant l’intérieur de l’extérieur, tout en proposant que tout geste de restauration ne puisse jamais être achevé.

Huma Bhabha, God Of Some Things (2011). Bronze patiné. Photo : Aurélien Mole.

En parallèle à cette sélection d’artistes, Réclamer la terre dispose d’un comité scientifique composé de Léuli Eshrāghi, commissaire, chercheur-e et artiste, et de la sociologue et militante Ariel Salleh. La nature du comité et le travail qu’il a entrepris ne sont pas explicités, ce qui est dommage compte tenu des engagements de l’expo­sition : bien que celle-ci résiste fermement à des approches exclusivement eurocentriques de la repré­sentation, ce n’est pas clair où la science – conçue comme un produit du projet européen des Lumières – se situe. Un indice nous est donné par la citation d’Ariel Salleh dans le texte d’exposition : « Rassembler écologie, féminisme, socialisme et politiques autochtones signifie renoncer à la vision eurocentrique pour adopter un regard véritablement global5. » Si le rôle d’un comité scientifique est de promouvoir le renouvellement d’un « regard global » (plutôt que de servir à la vérification et à la validation), la distinction n’est pas claire entre celui-ci, et par exemple, un comité consultatif commissarial. Dans le contexte de cette exposition, comment la « science » est-elle définie ? Et que gagnons-nous exactement en nous accrochant à ce concept?

La décision d’inclure un tel comité promet un dialogue scientifique avec l’exposition et, par extension, avec les œuvres. Ceci n’est pas nécessairement problématique si l’objectif d’un tel discours est de remettre en question, à partir de l’art, une science ou un mode de raisonnement universel : il s’engage avec l’œuvre selon ses propres termes, sa propre logique, afin de rendre possible ou de concevoir de nouvelles façons de connaître et d’être dans et avec le monde. Cependant, on pourrait soutenir que c’est ce que l’art fait déjà – la science n’a jamais nécessairement été un vecteur pour l’art, alors la question pressante est plutôt de savoir, pourquoi, dans ce cas, un comité scientifique est-il pertinent ? Ces questions ne sont pas abordées.

Comme le rôle du comité scientifique demeure évasif, il est difficile d’éviter l’impression qu’en tenant la science pour acquise, Réclamer la terre a sous estimé son public. Bien que les artistes qui participent offrent des perspectives engageantes sur les relations complexes qui orientent différents récits avec la nature, d’un point de vue commissarial, la méthodologie de l’exposition passe à côté de la réflexion promise dans son mandat. 

Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise est publiée sur viedesarts.com.

(Exposition)
Réclamer la terre
Artistes : ABBAS AKHAVAN, AMAKABA X OLANIYI STUDIO, ASINNAJAQ, HUMA BHABHA, SEBASTIÁN CALFUQUEO, MEGAN COPE, D HARDING, KARRABING FILM COLLECTIVE, KATE NEWBY, DANIELA ORTIZ, SOLANGE PESSOA, YHONNIE SCARCE, THU-VAN TRAN, JUDY WATSON
Commissaire : Daria de Beauvais
Palais de Tokyo, Paris
Du 15 avril au 4 septembre 2022