Les états limites au 1700 La Poste
Tracy Templeton, Ariane Fruit et Guy Langevin sont peu connus ici à Montréal. Pourtant ils exposent à l’étranger depuis déjà de nombreuses années. L’exposition Les états limites concourt à les faire découvrir.
Alliant techniques classiques et manipulations numériques, le corpus d’œuvres choisi avec soin par Isabelle de Mévius, la propriétaire du lieu, donne à voir la beauté de la réussite technique et, donc, du savoir-faire. Sauf quelques exceptions, toutes les œuvres sont en noir et blanc. Les contrastes sont d’ailleurs forts ou, au contraire, tout en nuances, allant jusqu’à l’évanescence. Chaque artiste parle du corps, fil conducteur de l’exposition. Le thème est judicieux et, en conséquence, il favorise un rapprochement avec le public, car l’interpellation est sans équivoque. Le visiteur regarde, reconnaît et imagine ce qu’il ne peut pas voir. En ce sens, les œuvres mettent en scène le temps, la vitesse et une impression de disparition : de mort.
Le corps en lumière
Né à Chicoutimi, Guy Langevin est reconnu comme l’un des maîtres de la manière noire en gravure. Il faut savoir que cette technique nécessite des étapes particulièrement longues pour que naisse la lumière. En résumé, une plaque de cuivre est passée au berceau, un outil muni de fines tiges de métal qui rendra sa surface matte sous l’effet d’un mouvement de balancier de gauche à droite. Le noir de l’impression sera donc homogène, donnant l’effet d’un noir profond et doux. L’artiste utilise par la suite un brunissoir pour faire émerger la lumière en appuyant sur la surface afin que celle-ci redevienne lisse. C’est grâce à cette lumière que Langevin crée les formes voluptueuses des corps qu’il imagine en privilégiant des positions qui laissent deviner plutôt que de révéler. Le corps se tord, se replie sur lui-même, se dématérialise jusqu’à la translucidité laissant parfois ainsi apparaître une ossature. À l’impression, la qualité des nuances de noirs est très surprenante et provoque l’admiration dans l’œil de celui qui regarde.
En mouvement
Pour sa part, Ariane Fruit est née à Rouen, en France. Elle a étudié le dessin et la photographie. Pour Les états limites, elle présente des œuvres en gravure sur linoléum qui ont pour thème la vie urbaine. Au moyen de la photographie, elle capture les individus en mouvement. Le rendu gravé révèle les étapes de ce mouvement, qui se traduit par une disparition des contours de l’image et un étirement de la forme représentée. Un peu comme le faisait Francis Bacon, les visages se déforment, le contexte représenté laisse place à l’imagination de celui qui regarde. Par ce choix esthétique, le public se voit dans l’obligation de laisser l’œuvre s’imprégner en lui pour en comprendre la perspective, les différents plans, et surtout le sujet et son sens. Ainsi, comme des ombres, des corps apparaissent au fond d’un tunnel, des gens se dédoublent dans le métro, évoluent dans un environnement mystérieux. Une grande solitude émane de l’ensemble des représentations.
Le public pourra également voir, dans cette exposition, le projet quasi démesuré d’Ariane Fruit. En vue aérienne, l’artiste représente son atelier. Inspirée par le fait que le plancher était en linoléum, elle décide de l’utiliser comme surface à graver. Un travail titanesque dont le résultat vaut le détour. Au-delà de la technique et de l’envergure de la démarche, cette œuvre révèle l’univers de l’artiste, ses objets fétiches, son désordre créatif et surtout sa personnalité.
Présence et absence
Née en Saskatchewan, Tracy Templeton travaille elle aussi en noir et blanc. Bien qu’elle s’intéresse aux problèmes sociaux de sa région par l’illustration d’une déchéance économique, son œuvre est profondément ancrée dans ce qu’elle a vécu et ce qu’elle est. Boris Cyrulnik, dans son dernier ouvrage intitulé La nuit, j’écrirai des soleils,affirme que l’art possède un pouvoir de métamorphose, qu’il permet une liberté généralement absente de notre quotidien. Il propose également l’idée que, par l’épreuve, un individu peut rebondir et transformer cette douleur en valeur fortement créative. Templeton, qui s’est occupée pendant des années de ses parents malades, sans doute à cause des produits chimiques utilisés à la ferme, est elle-même atteinte d’une maladie qui l’oblige sporadiquement à garder le lit pendant des mois. Les œuvres qu’a choisi de présenter ici Isabelle de Mévius explorent les signes de l’absence et de la disparition à travers la représentation de plis et de drapés où l’on devine qu’il y a eu, ou qu’il y a encore, un corps. Pour paraphraser à nouveau Cyrulnik : si le langage, qu’il soit verbal ou visuel est énigmatique, il laisse davantage place à l’interprétation et au plaisir de penser.
Les états limites
1700 La Poste, Montréal
Du 4 octobre 2019 au 20 janvier 2020
Artistes : Ariane Fruit, Guy Langevin et Tracy Templeton