L’exposition Les matins infidèles tire son titre du film québécois tourné en 1989 par Jean Beaudry et François Bouvier. Ce long-métrage de fiction met en scène un photographe astreint par un romancier en mal d’inspiration à photographier tous les matins un même lieu. À l’instar de l’écrivain des Matins infidèles, pour les artistes choisis, l’œuvre d’art se doit d’être liée à une forme de marche à suivre ou de mode d’emploi. Dans le catalogue, Bernard Lamarche, commissaire de l’exposition, critique d’art et conservateur au Musée national des beaux-arts du Québec, précise : « Les œuvres retenues possèdent comme dénominateur commun d’être tributaires de conventions antérieures à leur création ».

Si l’étiquette d’art conceptuel ne manque pas de surgir pour classer ou qualifier le type d’œuvres rassemblées dans cette exposition, l’association reste impropre. Cette locution labellise des œuvres liées à une chronologie strictement balisée. Or, devant la majorité des pièces sélectionnées, ne serait-ce que par « l’accent » québécois dont elles témoignent et leur écart dans le temps, nous sommes loin des Kosuth, Art & Language ou Laurence Weiner.

Alors qu’une présentation ambitieuse inti­tulée Trafic : L’Art conceptuel au Canada faisait en 2012 le bilan du conceptualisme au Canada, Bernard Lamarche privilégie quatorze démarches strictement contemporaines.

Il n’est tout de même pas complètement illégitime de prétendre que les artistes de ces Matins infidèles reprennent à leur compte l’ambition et la rigueur d’un esthétisme radical enraciné aux années 1960. C’est néanmoins son caractère intemporel que l’on retient de ce froid contexte apparu avec l’emblématique exposition When Attitudes Become Forms ou la non moins célèbre documenta 5 de Cassel en 1972.

Bien sûr, les œuvres des Matins infidèles se placent toutes peu ou prou sous l’égide de Duchamp. Cette référence produit un effet basculant. Car, comme pour la Boîte en valise ou le Stoppage étalon de Duchamp, c’est l’exposition elle-même et aussi parfois son lieu d’élection, le musée, qui deviennent le sujet des œuvres de certains de ces artistes.

Commencée sous de tels auspices, l’aventure concerne en gros la déconstruction formelle et analytique de l’œuvre d’art.

Tous les artistes des Matins infidèles s’assignent des contraintes. Monomaniaques, ils s’inventent et orchestrent un système pour s’y tenir mordicus.

Leurs procédures en série entraînent le visiteur dans une spéculation sur la forme de l’œuvre d’art. Cette réflexion sur la nature de l’œuvre, ses modes de présentation, l’analyse critique du langage et des faits artistiques a pour résultat de produire des œuvres fondées sur des propo­sitions théoriques ou poétiques, des processus absurdes ou tautologiques.

La formulation explicite des concepts de ces artistes « distants » permet donc de s’éloigner de la notion de transcendance, historiquement accolée à l’œuvre d’art.

Durant les années 1960, les artistes du collectif Art & Language consignaient leurs réflexions sur des petits cartons rangés dans des fichiers. On retrouve une même taxinomie pointilleuse, la manie du classement, le recours ironique à des instruments associés au travail de bureau dans Taking care of business où Immony Men associe avec brio des milliers de post-it imprimés. Dès l’entrée de la salle, ces petits papiers collés reproduisent par mimétisme un bureau et ses activités routinières.

Stakhanoviste, Bill Vazan l’est tout autant, qui remplace le post-it par le tampon encreur. Risquant la tendinite, il a « étampé » à répétition durant plus de deux ans sur des immenses surfaces toutes les dates du XXe siècle. Chaque jour de chaque année est indiqué. À la différence de Roman Opalka, dont les peintures témoigneraient, nous apprend le catalogue, « d’une esthétique de l’assignation », Bill Vazan traduit un sentiment océanique devant le passage du temps. On pense à Hanne Darboven et à son traitement de l’archive. Si ce n’est que les accumulations de chiffres proches de l’annuaire des chemins de fer ou de l’horaire des marées qui ont rendu cette artiste allemande célèbre durant les années 1970 ne manquent pas de provoquer, de par leur neutralité assumée et comme en contrepoint, le même incommensurable ennui que la vision d’une morne pluie d’automne. Vazan contourne cet écueil par l’ajout de couleurs, l’apport des jeux graphiques et la monumentalité éloquente de sa suite. Mais du coup, la notion si âprement contestée de style revient. À l’époque, il fallait n’en avoir aucun. Et ce, selon un merveilleux paradoxe faisant que l’absence de style est un style. Datée de 1973-1975, cette œuvre, XXe siècle, de Bill Vazan est présentée dans une autre salle, comme en exergue à l’exposition principale.

Martin Boisseau substitue la parole aux traces de la disparition. Selon un processus de conversion soigneusement préétabli, ce qui se dérobe laisse voir et entendre autre chose. À travers le langage, l’accent se place aussi sur la fêlure qui lie l’art et la vie.

Dans ses étranges graphies, Martin Boudreau remplace les visages des personnages d’œuvres célèbres de l’histoire de l’art par des ovales noircis sur fond blanc. Sylvie Coton s’emploie à fixer des formes obtenues par le hasard, respectueuses de la formule de Duchamp à « faire du hasard en conserve ». Patrick Bernatchez a photographié de façon répétitive l’immeuble abritant son atelier, ainsi que de nombreux ateliers de confection pour en tirer des compositions musicales ou formelles.

Décomptes, perforations répétitives, cons­truc­tions pharaoniques, au tricot de surcroît (Germaine Loh), transpositions visuelles de codes informatiques… Ayant recours à de tels « protocoles », le regard analytique morcelle ou modifie la forme. De nouveaux espaces se construisent fondés sur la dispersion, l’éclatement, l’hybridité. La notion de jeu prime. Et souvent, cet acharnement sur la méthode, si rigoureuse soit-elle, conduit au nonsense cher aux Anglo-Saxons.

Quelques œuvres semblent tirées par les cheveux. D’autres apparaissent laborieuses dans leur entêtement à se conformer au cahier des charges dont elles sont issues. L’obsession qui en est le point de départ n’aboutit qu’à une glorification un peu vaine de l’exploit inutile.

Malgré ces écueils, la force d’évocation du titre et la précision du sous-titre qui désignent cette présentation s’affichent à la hauteur des espoirs soulevés. Nous ne sommes pas ici devant un beau discours théorique, mal servi par des objets supposés l’illustrer et qui resteraient muets à cet égard. Au contraire, l’exposition se fait la traduction visuelle de ses ambitions, légitimant bel et bien le rapprochement de ces œuvres. Les plus achevées d’entre elles font ressentir une forme de vertige insoupçonné tant Les matins infidèles met en lumière des processus génératifs fascinants. Misant sur la multiplicité de leurs développements, cette exposition inédite témoigne d’une réflexion étoffée. 

LES MATINS INFIDÈLES. L’ART DU PROTOCOLE
Du 7 novembre 2013 au 14 septembre 2014

BILL VAZAN. XXe SIÈCLE
Du 7 novembre 2013 au 4 mai 2014