C’est au détour de l’escalier en bois massif menant à l’étage que s’amorce l’exposition Cut Flowers / De la terre sous les ongles, commissariée par Samuel Gaudreau-Lalande et Julie-Ann Latulippe. Déjà, des femmes en noir et blanc nous accueillent au cœur de leurs jardins. Anne-Marie Proulx et Sara A.Tremblay mettent en dialogue leurs photographies avec des images d’archives et des objets historiques de la large collection du Musée Colby-Curtis, situé dans l’ancienne résidence de la famille Colby.

Parmi les membres de cette famille aisée du comté de Stanstead, les commissaires ont notamment mis de l’avant Harriet Child Colby, matriarche qui cultivait consciencieusement un immense jardin victorien dont elle coupait régulièrement les fleurs pour en composer des bouquets. Dans une lettre qu’elle adresse à sa fille Jessie alors qu’elle se trouve au chevet de sa belle-mère malade en 1872, Harriet explique qu’elle fait parfois circuler d’une pièce à l’autre les arrangements floraux qu’une amie lui livre – puisqu’elle n’est pas en mesure de se consacrer elle-même à cette activité comme elle en a l’habitude –, afin que chaque personne de la vaste demeure puisse les admirer à loisir : « Miss Lawkins nous fournit de jolis bouquets ; elle en envoie ou en apporte un nouveau deux fois par semaine. Nous en profitons généralement le temps d’un repas sur la table de la salle à manger, puis nous l’apportons à grand-mère jusqu’à l’arrivée du prochain. Parfois, Papa en a un sur son bureau. Nous leur faisons bien remplir leur rôle en veillant à ce qu’ils soient toujours sous les yeux de quelqu’un, car ils sont si beaux. »1

Le jardin occupe une place prédominante dans la vie et les relations de cette femme, tout comme dans celles des deux artistes qui poursuivent, cette fois en collaboration, des démarches individuelles déjà bien implantées dans cet espace qu’elles aussi cultivent. Pour Anne-Marie, cet événement s’inscrit par exemple dans la continuité d’Être jardin (2023), exposition développée à VOX, centre de l’image contemporaine à la suite du livre photographique Le jardin d’après (Éditions Loco, 2021), ainsi que de Ciels racines, projet polyphonique envisageant le jardin comme lieu d’amitié, présenté à Arprim (2022). Pour Sara, on pense entre autres au journal de bord visuel Tout t’empêche (2020-), dont certaines parcelles se sont insérées dans les deux variations de l’exposition Poids, plumes déployée à la Galerie B-312 et au Musée national des beaux-arts du Québec (2023), ainsi qu’au livre d’artiste Parmi (Éditions Paris-Brest, 2020), relatant les débuts de son atelier à ciel ouvert.

Vue de l’exposition Cut Flowers / De la terre sous les ongles (2023). Musée Colby-Curtis, Stanstead


Cut Flowers. À l’image de celles en vase qu’a peintes à l’époque Emma Frances Cobb Colby, belle-fille d’Harriet, le duo d’artistes s’identifie aux fleurs coupées, qui éclosent même lorsqu’elles ont été séparées de leurs racines. Toutes les plantes que l’on trouve dans l’exposition ne sont pourtant pas florissantes ; certaines sont fanées, d’autres semblent être en dormance, attendant la chaleur du soleil printanier pour à nouveau bourgeonner. Elles traversent le cycle de la vie et ses multiples épreuves. De la terre sous les ongles. Le jardin a besoin d’attention, de temps ; il nécessite un engagement souvent laborieux : « Vous n’avez pas parlé des roses de Weybridge. Ne savez-vous pas à quel point elles étaient belles il y a deux ans ? »2 Comme dans plusieurs de ses lettres, Harriet s’enquiert non seulement de la santé de ses proches, mais également de celle du monde végétal qu’elle connaît, n’hésitant pas à prodiguer des conseils botaniques.

Au cours des mois pendant lesquels elles ont semé les graines de ce projet où le travail et le prendre soin se côtoient de près, Anne-Marie et Sara ont elles aussi entretenu une correspondance. Elles se sont échangé des images parmi les centaines, voire les milliers que contiennent leurs archives, créant entre elles des associations formelles et sensibles. Ainsi juxtaposées, leurs photographies, analogues comme numériques, établissent une narration nouvelle, un corpus commun inédit.

Anne-Marie Proulx et Sara A.Tremblay, Autoportrait au champs (les baleines) (2023). Impression à jet d’encre, 16 x 20 po. Photo: Anne-Marie Proulx et Sara A.Tremblay

Deux autoportraits en duo ont en plus été spécialement produits pour l’exposition. L’un, surplombant le manteau d’une cheminée, montre les artistes dans l’air frais de l’hiver, devant une grange. Debout, elles portent leur regard au loin, vers l’alcôve du mur d’exposition adjacent, dans laquelle on peut voir sur un tirage grand format deux femmes posant pour l’objectif d’un siècle passé.
Le second est quant à lui accroché en retrait, plus bas, de sorte que l’on doit plier les genoux pour bien l’observer. Proches l’une de l’autre, détendues sur la neige recouvrant le champ, Anne-Marie et Sara regardent vers nous l’air discrètement espiègle, comme si l’on surprenait le secret qu’elles se chuchotaient à l’oreille.

Le jardin bruisse des murmures des fleurs. Une violette ne se remet pas d’être si fripée. Une autre se plaint de ce que les grands tournesols lui font de l’ombre. Une troisième lorgne les pétales de sa voisine. Deux pivoines complotent sur la façon d’éloigner les fourmis. Un lys long et pâle a froid aux pieds, la terre est trop humide. Les roses sont les pires, énervées par les abeilles, incommodées par la lumière trop vive, soûlées de leur propre parfum. // Seuls les pissenlits n’ont rien à dire, trop heureux d’être en vie.3

On ne sait pas quel murmure a pu être interrompu dans la mise en scène, mais l’on retient la complicité qui en émane et qui se manifeste à travers les multiples paires composant l’exposition : entre les co-commissaires, qui partagent leurs vies au quotidien ; entre les artistes, dont les fleurs coupées forment un admirable bouquet ; entre ces femmes d’aujourd’hui et celles d’autrefois qui créent des jardins, entretenus ou sauvages, à leur image ; entre les artefacts et les œuvres d’art actuel épousant l’architecture classique de la résidence ancestrale ; et entre les murs de celle-ci et bien au-delà d’eux. 

1 Traduction libre. Extrait d’une lettre envoyée par Harriet à sa fille Jessie, alors âgée de dix ans, le 16 juillet 1872. « Miss Lawkins keeps us supplied with lovely bouquets, sending or bringing a fresh one twice a week. We generally enjoy it one meal on the dining table and then carry it to Grandma till the new one comes. Sometimes Papa has one awhile on the desk. We make them do good duty, keeping them before somebody’s eyes all the time they are so beautiful. »

2 Traduction libre. Ibid. « You have not spoken of Weybridge roses. Don’t you know how nice they were 2 years ago? »

3 Dominique Fortier, Les villes de papier (Québec : Éditions Alto, 2018), p. 15. Le titre de cet article est un clin d’œil à cet extrait.


CUT FLOWERS / DE LA TERRE SOUS LES ONGLES
ARTISTES : ANNE-MARIE PROULX ET SARA A. TREMBLAY
COMMISSAIRES : SAMUEL GAUDREAU-LALANDE ET JULIE-ANN LATULIPPE
MUSÉE COLBY-CURTIS, STANSTEAD
DU 4 JUIN 2023 AU 27 AVRIL 2024