On entre d’abord dans une salle sombre de la Cinémathèque québécoise. Prudemment, on avance dans le noir, tandis que nos yeux s’adaptent. A u fond, trois cimaises apparaissent progressivement, trois murs devant lesquels s’aligne une série de cercles rouges lumineux marquant le sol à intervalle régulier. Au plafond, trois dômes suspendus. Quand on se tient debout sous l’un d’eux, des images filmiques sont projetées sur le mur opposé. Puis, au fur et à mesure que l’on se déplace d’un point rouge à l’autre en direction de la cimaise, on déclenche une série de sons spécifiques qui s’ajoute à l’environnement sonore et visuel initial, ce qui rend peu à peu cette expérience totalement immersive. De plus en plus intense aussi, voire anxiogène. Comme si l’on était tout à coup transporté dans le contexte même où ces images documentaires ont été captées. Et que l’on devenait soi-même protagoniste, à savoir un migrant tentant de traverser illégalement un mur frontalier. Dès lors, une étrange sensation nous habite, une sorte d’angoisse, pendant qu’un son sourd émane du mur-cimaise, le faisant vibrer jusque dans sa matière. On s’approche, lentement, pour réaliser qu’une ouverture a été aménagée dans chacun des murs, par laquelle on peut voir de l’autre côté. Comme si on y était.

Vue de l’exposition Les Murs du désordre (2019)
La Cinémathèque québécoise
Photo : Claudine Viens

Cette expérience se répète à trois reprises selon un trajet que le visiteur choisit comme il l’entend ; chacune des stations évoque un mur bien réel qui, aujourd’hui encore, divise deux zones, deux régions, deux pays. D’abord, celui érigé entre Israël et la Palestine se dresse devant nous et en même temps, une voix se fait entendre : « C’est comme un zoo, une grande prison. Ces gens sont en prison, ils ne peuvent circuler librement à leur guise. Il y a plusieurs choses, des histoires véridiques de la souffrance après la construction du mur. C’est devenu la routine quotidienne de tant de gens1. » On se sent en effet tel un animal en cage, prisonnier d’un espace hostile.

Le second dispositif évoque quant à lui le mur de séparation à la frontière entre le Texas et le Mexique, actuellement au centre d’une interminable négociation entre démocrates et républicains au Sénat américain.

Le troisième et dernier mur, plus sur­prenant et moins connu, se dresse au cœur de Belfast et divise encore, vingt ans après la fin officielle du conflit nord-irlandais, la capitale de l’Irlande du Nord, entre d’un côté les quartiers loyalistes, unionistes et protestants, de l’autre les quartiers répu­blicains, nationalistes et catholiques. Mur de la paix pour les uns, de la honte pour les autres, cette frontière interne est en fait constituée de plusieurs dizaines de murets de matériaux et de formats divers dont la démolition est planifiée d’ici 2023.

Mais à y regarder de plus près, on comprend bien que, si les murs physiques finissent par tomber, ceux qui habitent les esprits demeurent et qu’il suffirait d’une étincelle pour que renaissent la haine et la ségrégation.

Mais à y regarder de plus près, on comprend bien que, si les murs physiques finissent par tomber, ceux qui habitent les esprits demeurent et qu’il suffirait d’une étincelle pour que renaissent la haine et la ségrégation.

Dans cette installation immersive, Martin Bureau a mis en place un univers foncièrement hostile et insécurisant. Les Murs du désordre explore, par ces trois exemples judicieusement choisis, un vaste spectre de la peur de l’autre et du désir de s’en séparer pour s’en protéger. Ces murs sont autant d’incarnations de réalités et de lieux ayant chacun leur histoire, chacun leurs « bonnes raisons » de vouloir vivre en retrait, à l’écart, en vase clos. Véritable proposition expérientielle et sensorielle par sa matière même, l’œuvre, dont l’idéation a débuté dès 2011, fait dialoguer des images documentaires et des textes savants rédigés par des chercheurs en géopolitique spécialistes des murs frontaliers (Élisabeth Vallet, Zoé Barry et Josselyn Guillarmou, tous trois de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM) ; s’y ajoutent des environnements sonores riches et complexes, signés Érick d’Orion, dans une conception qui multiplie à dessein les avenues réflexives. Par sa nature intermédiale et pluri­sensorielle, l’installation met en scène une délinéarisation du film documentaire qu’elle déploie dans un espace tridimensionnel ; chaque visiteur posera les bases d’un nouveau dialogue multidisciplinaire, d’une nouvelle médiation, par son parcours même.

Le mur comme ultime rempart protectionniste, lieu de fragmentation et de souffrance, est aussi abordé dans une série d’œuvres picturales de Bureau exposée simultanément à la Galerie 3, à Québec (du 15 janvier au 10 février 2019). Les tableaux de l’artiste évoquent métaphoriquement ces murs graffités, troués, marqués, et établissent les assises d’une pensée critique sur les enjeux économiques, sociaux et culturels des phénomènes géopolitiques que sont les murs, ces constructions physiques et de l’esprit. En complément de programme, Bureau a présenté, dans le cadre des Rendez-vous Québec Cinéma, un webdocumentaire qui regroupe les six films composant la trame narrative fondamentale de son installation, à raison de deux par segment. Désormais accessibles sur lesmursdudesordre.com, ils sont complétés des travaux des trois chercheurs de la Chaire Raoul-Dandurand ; ils rejoignent ainsi un autre public tout en faisant la démonstration de la richesse des avenues qu’offre une œuvre réellement interdisciplinaire sur un sujet malheureusement brûlant d’actualité.

(1) Traduit de l’anglais : « Well you have a zoo, or let’s say a big prison, and this is the people inside the prison. They are not free to go as they want to. It’s many things, many stories about the suffering after the wall being built, you know, it’s become like a daily routine for so many people… »

Les Murs du désordre
La Cinémathèque québécoise, Montréal 
Du 12 janvier au 10 février 2019