Albert Dumouchel (1916-1971) est une figure tutélaire du paysage artistique québécois ; pourtant, rares sont ceux qui ont pu voir ses œuvres au cours des dernières décennies. On sait habituellement qu’il était graveur, enseignant, et qu’il a donné le goût de l’estampe à une génération de créateurs ayant occupé le devant de la scène depuis le milieu des années 1960. Mais Dumouchel est plus qu’un simple maillon entre les graveurs « du terroir » – Rodolphe Duguay, André Biéler ou Marcel Gagnon – et les « plasticiens » comme Yves Gaucher, Janine Leroux-Guillaume ou Pierre Tousignant. Artiste de renommée internationale, il marque avec son œuvre gravée un tournant dans l’histoire de l’estampe québécoise, la faisant définitivement basculer dans la modernité, aussi bien sur le plan des techniques et des sujets que sur celui de l’exploration intermédiale – et ce, bien avant que l’on ne désigne ainsi cette pratique déclinant en de nouvelles itérations diverses approches et divers procédés longtemps cloisonnés. Si le rôle de Dumouchel comme pédagogue est déjà attesté (1), quelques chercheurs acharnés entreprennent actuellement de réévaluer son apport fondamental comme maître-graveur.

Albert Dumouchel, Pietà (1942), pointe-sèche, MBAM, achat, fonds Wake Robin à la mémoire de Nelo St.B. Harrison. Photo : MBAM/Jean-François Brière

Quelques chercheuses, devrait-on dire, car le nouvel engouement pour son œuvre est largement redevable à deux professeures de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) : Peggy Davis et Nicole Milette, qui multiplient les événements (expositions, acquisition de fonds, publications et symposium) consacrés à Dumouchel et à son héritage.

Employé à la Montreal Cotton Ltd de Valleyfield dès 1940, Dumouchel s’initie à l’estampe et à la photographie auprès du graveur anglais James Lowe, alors chef de l’atelier de dessin et d’impression des tissus2. En 1948, il participe à l’exposition Prisme d’yeux, organisée à la Librairie Tranquille par le groupe des surréalistes gravitant autour d’Alfred Pellan, et en signe le manifeste. Dans les années 1950, il explore l’eau-forte et la lithographie à Paris grâce à une bourse de l’UNESCO3. Parallèlement à sa pratique, il mène une intense activité professorale, d’abord au collège de Valleyfield, puis à l’École des arts graphiques de Montréal, à l’École des beaux-arts de Montréal, et enfin à la Faculté des arts plastiques de l’UQAM.

Albert Dumouchel, vue de l’exposition Dumouchel : Matrices et estampes (2023), Centre de design de l’UQAM. Photo : Benoit Rousseau
Albert Dumouchel,vue de l’exposition Dumouchel : Archives, livres et artefacts (2023), Centre des livres rares et collections spéciales de l’UQAM. Photo : UQAM/Nathalie St-Pierre

TROIS EXPOSITIONS

L’exposition présentée au Musée des beaux-arts de Montréal, aussi modeste et classique soit-elle dans sa scénographie (à peine une trentaine d’œuvres, pour l’essentiel tirées des collections du Musée et déployées dans deux minuscules salles), brosse néanmoins un honnête survol de ce vaste corpus4 et de la production de Dumouchel. On y découvre, regroupées en trois sections, les principales phases de l’œuvre de l’artiste, depuis les burins et les eaux-fortes des années 1940 jusqu’aux grands bois gravés du tournant des années 1960-1970. Aux sujets figuratifs des origines (entre autres, La pietà et La cathédrale par-dessus les toits, de 1942 et 1943) succèdent les pièces abstraites de la fin des années 1950 et du début des années 1960. Les divers tirages des Oriflammes ou Étendards de 1958 ; les Chute d’Icare et Stèle pour le roi Ménès, toutes deux de 1963 ; de même que les états et la matrice de La vallée des morts de 1961 sont d’une évidente modernité. Dans les deux autres salles ont été disposés des bois et des lithographies marquant son retour à la figuration, dans la seconde moitié des années 1960, ainsi qu’une sélection d’estampes érotiques accrochées dans un petit cabinet pourpre qui souligne leur caractère licencieux.

Albert Dumouchel, La belle Hélène (1970), gravure sur vois de fil, 1/5, MBAM, don de François Beauchamp. Photo : MBAM/Jean-François Brière

Si les Oriflammes évoquent Les carquois fleuris (1947) de Paul-Émile Borduas, les Icare, Ménès et autres sujets en relief gaufré5 de cette période ont une physicalité qui transcende leur format relativement modeste à tel point qu’on les ressent comme des pièces colossales. Le Centre de design de l’UQAM explore cet effet de monumentalité et ses mécanismes dans une présentation qui fait la belle part aux planches de bois, de linoléum, de métal et de plastique. Et c’est là l’intérêt premier de Dumouchel : matrices et estampes, qui éclaire d’un jour tout à fait nouveau les modalités matérielles et intermédiales de la pratique tous azimuts du peintre-graveur.

Dans cette salle aux généreuses dimensions, une scénographie à la fois aérée et inventive favorise l’observation simultanée des matrices et de divers états de quelques-unes des pièces les plus riches du corpus dumouchelien.

De grandes tables-vitrines permettent ainsi d’embrasser du regard œuvres (originaux ou tirages spécimens réalisés à l’Atelier Circulaire à des fins didactiques), plaques et vidéos expliquant plus en détail certains aspects techniques de son travail. Dans une autre vitrine s’étalent les six planches en couleur du bois gravé Le couple danois (1969). Le tout est complété de quelques créations d’artistes contemporains, dont Alexey Lazarev, Renée Gélinas et Lucie Palombi, inspirés par Dumouchel.

Albert Dumouchel, Le profil d’Anna (1969), gravure sur bois de fil, épreuve d’artiste, V/V MBAM, don de Madeleine Morin. Photo : MBAM/Annie Fafard

Du côté du Centre des livres rares et des collections spéciales de la bibliothèque de l’UQAM, ce sont les archives de Dumouchel qui sont présentées en complément de l’exposition du Centre de design. Sélectionné dans un vaste ensemble de documents comprenant carnets de croquis, catalogues, photographies et matrices, le corpus choisi par Peggy Davis et Hugues Ouellet, bibliothécaire responsable de cette collection, met au jour le réseau collaboratif à l’œuvre chez le graveur. On y trouve des exemples d’implication de Dumouchel dans le milieu naissant du livre d’artiste et de l’édition d’art, dont les matrices accompagnant Totems, de Gilles Hénault (Éditions Erta, 1953), ou encore des cadavres exquis (Le train de l’amour ; La lune éclaire, 1947) réalisés avec Léon Bellefleur, Jean Léonard et Alfred Pellan. Les archives permettent aussi de mieux saisir certaines facettes de Dumouchel peu abordées ailleurs, comme en atteste son travail de graphisme sur les calques de la campagne publicitaire « Plus de poisson » (1955), une commande gouvernementale. Le graveur procède par expérimentation et réitération de motifs observés, tant dans ses carnets de croquis que sur ses matrices. Dans le petit espace attenant à l’exposition, une entrevue de Dumouchel à Radio-Canada, en 1963, vient animer le groupe de photos le montrant dans sa classe-atelier de l’École des beaux-arts de Montréal, au milieu de ses élèves.

UN SYMPOSIUM

On ne saurait clore ce tour d’horizon sans mentionner le symposium L’estampe, empreinte vivante : histoires, théories, pratiques, qui s’est déroulé du 15 au 18 février 2023 à l’UQAM et à l’Atelier Circulaire. Chercheurs et artistes y ont discuté enseignement, pratique d’atelier et orientations analytiques actuelles, sans oublier l’apport des nouvelles technologies et des humanités numériques à cet art en constante mutation. On a ainsi pu faire l’état d’une discipline en pleine renaissance, ce qui, on peut l’espérer, se traduira par une meilleure connaissance du vaste domaine de l’estampe. Une initiative collective, à l’image de la carrière de Dumouchel, qui mérite d’être saluée.

1 Voir notamment le mémoire de maîtrise de Yolande Racine : Albert Dumouchel à l’École des arts graphiques (1942-1960) (Montréal : Université du Québec à Montréal, 1980), 156 f.

2 Jacques Dumouchel, Albert Dumouchel, maître graveur (Montréal : Marcel Broquet, coll. « Signatures », 1988), p. 39.

3 Musée d’art contemporain, Albert Dumouchel. Rétrospective de l’œuvre gravée (Montréal : MAC, 1974), p. 25.

4 Le corpus comporterait quelque 350 estampes, 600 peintures et 1 000 dessins, selon Nicole Milette, qui prépare le catalogue raisonné de l’artiste avec Ginette Deslauriers.

5 Technique développée par Dumouchel, consistant à rehausser la matrice, généralement en cuivre ou en zinc, de plomb liquide en fusion ou de mastic à carrosserie. Cela permet d’accentuer certains reliefs et d’atteindre ainsi à cet effet monumental, tellurique, qui caractérise les monochromes veloutés et hautement texturés, quasi tridimensionnel, de cette période. Cette technique fait écho aux expérimentations menées alors par Dumouchel dans son œuvre peinte (voir entre autres : Jacques Dumouchel, op. cit., p. 175 et suivantes).


(Expositions)

RÉVÉLATIONS : LES ESTAMPES D’ALBERT DUMOUCHEL DANS LA COLLECTION DU MBAM
MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE MONTRÉAL
1er DÉCEMBRE 2022 AU 26 MARS 2023

DUMOUCHEL : MATRICES ET ESTAMPES
CENTRE DE DESIGN DE L’UQAM
9 FÉVRIER AU 8 MAI 2023

DUMOUCHEL : ARCHIVES, LIVRES ET ARTEFACTS
CENTRE DES LIVRES RARES ET COLLECTIONS SPÉCIALES DE L’UQAM
16 FÉVRIER AU 16 MAI 2023