S’opposer à ce que le regard de l’autre nous définisse. C’est ce que l’installation à quatre mains Paroles d’image : Que savez-vous de moi ? tente de réaliser ici dans la forme d’un long message se voulant universel et remettant en question la portée de notre propre regard sur les autres.

Par cette installation photographique, Céline Huyghebaert et Sophie Jodoin ont construit un modèle d’anti-portrait. Si ces deux artistes partagent des pratiques à la croisée du langage et de l’image, du documentaire et de la fiction, les photographies présentées en vitrine sont de parfaits exemples de ce tissage alors que les indices de vérité, qui pourraient nous informer sur la nature du « moi », s’anéantissent dans leur propre déploiement : elles nous entretiennent de la dichotomie inhérente à toute personnalité et de l’impossible uniformité des traits de caractère d’un individu. Jouant habilement des interstices entre sphères privée et publique, les artistes nous invitent ultimement à réfléchir sur les a priori bâtis vis-à-vis d’autrui : on ne peut prétendre se saisir de qui que ce soit.

Ce triptyque met en scène, à hauteur humaine, une suite d’agrandissements photographiques d’un livre ouvert. L’œuvre accuse un minimalisme certain ; cette volonté d’épuration s’impose telle une constante dans bien des créations antécédentes des deux artistes, que ce soit tant par les attributs mêmes imposés par leur format que par leur mise en espace.

La première photographie présente une double page dont seule celle de droite est entièrement imprimée de mots qui énumèrent tout ce que l’on croit connaître d’un individu : Que savez-vous de moi, de ma vie, de mes goûts… de mon courage, de ma culpabilité… de ma détresse, de ma voix… ? Ce qui est énoncé met à vif l’ignorance de la personne qui lit ce message. Nous, en l’occurrence. L’énumération conjugue autant de désignations d’états précaires que permanents, autant de traits fragiles que puissants, offrant une disparité mettant à jour des caractéristiques établies selon des profils transitoires, ou des traits ancrés de manière permanente qui contribuent à l’établissement d’une personnalité originale au fil d’une vie. Loin de toute homogénéité, cette liste met en relief les contradictions inhérentes à la complexité de tout être humain. Ainsi sont nommés joies échecs, méchanceté/amitiés, peurs/forces… Des locutions et des groupes de mots à connotation positive côtoient ceux traditionnellement dits négatifs, et figurent cette impression à la fois chaotique et régulièrement rythmée par la répétition de syllabes (désirs, souvenirs, avenir, sourire…/ passions, détermination, ambition, irritations, contradictions, illusions, convictions, pulsions/ silences, insignifiance, ignorance, indifférence…) qui viennent marteler musicalement notre incompétence de connaissance.

Avec cette œuvre il est évident que le contenant procède des visées du contenu : les photographies d’un livre ouvert, la sobre unité typographique, la mise en espace symboliste sont autant d’éléments formels qui assurent la signification de l’œuvre.

Si nous faisons face à un contenu accidenté, l’homogénéité et la neutralité des caractères typographiques (Tiempos Text) donnent à l’énumération un aspect de constat presque légal : voici la vérité pure et simple, voici notre ignorance découverte, officialisée. Nous ne saurons rien de la personnalité des autrices de ce texte. La liste de caractéristiques corporelles ou mentales a été rédigée dans l’objectif de réfuter notre penchant à catégoriser, à juger. Le cadre vide photographié sur la seconde double page ne contient aucun visage, seulement son propre reflet ; la partie de droite est réfléchie partiellement dans la vitre du battant de gauche. La dernière phrase photographiée nous assure en quatre mots ce dont nous ne pouvions plus douter : Vous ne savez rien. Nous ne savons rien. Elle instaure une perte de repères, une absence de preuves, un effacement de quelque connaissance ou de quelque pouvoir de captation d’identité que nous croyions avoir. On pense au terrain miné que représente la violation de l’intimité dénoncée ces dernières années : ce sont des abus de pouvoir dont bien des femmes ont fait les frais, en raison d’un silence presque obligé par un système qui accorde peu de crédibilité à leurs témoignages, ou qui relègue leur existence au rang d’images faussement et rapidement interprétées, manipulées. Ici, dans cette installation, on s’oppose à toute forme d’interprétation, comme à toute forme de reconnaissance.

Avec cette œuvre il est évident que le contenant procède des visées du contenu : les photographies d’un livre ouvert, la sobre unité typographique, la mise en espace symboliste sont autant d’éléments formels qui assurent la signification de l’œuvre. La production de sens est ainsi générée autant par la disposition des constituantes de l’œuvre les unes par rapport aux autres que par l’énoncé textuel, la représentation du cadre ou le blanc omniprésent.

Si, dans l’espace pictural, la forme interrogative de la première page fait place à la forme négative (Vous ne savez rien), c’est le néant palpable de la matière blanche qui reste le plus convaincant indice matériel de l’ignorance. Le vide, motif principal des deux dernières pages, est investi d’autant de poids que l’encre des caractères imprimés – sinon davantage. Le blanc, habituellement un contenant (un papier vierge sur lequel on s’apprête à écrire), s’est transmuté en contenu de même puissance évocatrice que les mots. On pense au poème de Mallarmé: Un coup de dés jamais n’abolira le hasard1. Le blanc est durée, temps, silence. Il nous interroge, nous contraint à admettre notre absence de connaissance, notre tendance à évaluer selon des a priori. L’anonymat sollicité par les artistes s’oppose à l’identification trop facile et concluante, et se développe en une mise en abyme du lieu même. Car il y a un anonymat aussi déterminé par le statut des passants qui marchent sur la rue Berri, et qui s’arrêtent, interpellés par l’œuvre. Le droit à l’anonymat, caractéristique de l’espace public urbain, est renforcé, et ce message ne pourrait mieux prendre corps que dans ce lieu des plus neutres.

La force de cette œuvre réside certainement dans l’imparable correspondance du propos et de sa représentation. Le rythme donné par l’énumération, les formes interrogative et négative, la réalisation graphique de l’œuvre (la page noircie de lettrage, le cadre vide, les pages blanches) restent inséparables du propos littéraire. L’œuvre existe autant par ce qu’elle dit que par ce qu’elle ne dit pas, octroyant au (blanc) silence le pouvoir de nous convaincre du propos qu’elle nous a tenu. 

(1) Poésie de Stéphane Mallarmé parue en 1897, un des premiers poèmes typographiques en langue française.

 

(Exposition)

PAROLES D’IMAGE : QUE SAVEZ-VOUS DE MOI ?
CÉLINE HUYGHEBAERT ET SOPHIE JODOIN
GALERIE DE L’UQAM, VITRINES EXTÉRIEURES DU PAVILLON JUDITH-JASMIN
DE L’AUTOMNE 2020 AU PRINTEMPS 2021