Lisa Steele et Colin Campbell au centre VOX : de Toronto à Los Angeles
L’exposition I Almost Ran Over Liza Minnelli Today, qui ouvrira ses portes au début de l’année 2021, regroupe les œuvres vidéo réalisées par les artistes canadiens Lisa Steele et Colin Campbell, lors de leur séjour de création de neuf mois à Los Angeles entre 1976 et 1977. D’abord présentée à la Fondation One Archives, à West Hollywood, l’exposition bénéficie ici d’une venue en sol canadien, sorte de rappel du voyage qui a donné naissance à ces œuvres d’art iconiques de l’émergence de l’art vidéo, attirées par une impulsion forte d’unir le réalisme à la fiction.
L’exposition est le fruit des recherches menées par le commissaire Jon Davies. Elle réunit un corpus d’œuvres intimement liées entre elles par la collaboration soutenue entre les deux artistes pendant cette période – et même si chacun d’eux tient à conserver la paternité (maternité) unique de ses œuvres, rien n’empêche la présence de l’un comme protagoniste dans les vidéos de l’autre. Et là réside finalement le fil conducteur que veut mettre de l’avant le commissaire dans l’exposition : l’art vidéo, tel qu’il a émergé au Canada au courant des années 1970, était aussi particulièrement relationnel. Il témoigne d’une liberté tout entière basée dans l’identité d’être artiste, c’est-à-dire de pouvoir consacrer temps et énergie à une forme d’art dont la nature est de capter l’instant et l’espace.
Présentant au total dix vidéos et une sélection de documents d’archives et de correspondances postales avec la commissaire Peggy Gale, envoyées par Campbell depuis sa résidence temporaire à Venice – un quartier de Los Angeles –, l’exposition est organisée de manière à ce que l’on écoute les vidéos avec des casques – à l’exception des deux œuvres projetées en alternance sur le mur tout au fond, dont la bande sonore devient aussi la trame de l’exposition. En résulte une ambiance ponctuée par le très rythmé monologue de Steele dans The Ballad of Dan Peoples (1976), réalisé en l’honneur de son grand-père décédé. Construite comme une sorte de chant, cette vidéo rassemble des histoires que lui a racontées son aïeul lorsqu’elle était petite : le contenu des récits prend finalement moins d’importance que les gestes, la manière de réciter, le débit des paroles que l’artiste imite de son grand-père, pour ne nommer que quelques-uns des éléments non verbaux qui résident dans la mémoire. La voix, dans ce cas, est porteuse de bien plus que des paroles. Emblématique de la vision que Steele a de l’art vidéo : « Mon travail n’est pas à propos du présent. Le processus d’enregistrement déplace tout le contenu vers le passé, là où la mémoire commence à le filtrer. Je suis une menteuse chronique qui dit la vérité1. » (Traduction libre.) L’art vidéo serait-il propice à des sujets empreints d’affect ?
En altérant dans leurs scripts des faits tirés de leur vécu, Campbell et Steele partagent des affinités quant à leur démarche. Plus réelles que dramatiques mais plus fictives que documentaires, les œuvres qu’ils ont réalisées pendant leur séjour en bordure de Los Angeles laissent transparaître leur impression d’une culture jugée « étrange », qu’ils découvrent en tant que visiteurs. Les grandes foules lors des premières de films sur Hollywood Boulevard dans la vidéo Shango Botanica (Colin Campbell, 1977), des accessoires achetés à l’Armée du Salut pour le personnage de la Femme de Malibu (protagoniste principale de la série de six vidéos The Woman from Malibu de Campbell), la controverse médiatisée autour du génie génétique et l’éclosion de la maladie du légionnaire dans la série The Scientist Tapes (Lisa Steele, 1976-1977) sont autant d’anecdotes empruntées de leur quotidien. Ce sont des bribes de ce qu’ils lisent dans les médias, de ce qu’ils vivent dans la ville tout comme dans la nature hétéroclite des plages et des déserts californiens. Loin de vouloir magnifier la banalité du quotidien en la documentant, Campbell et Steele, chacun à leur manière, « ont développé des sous-cultures fantasmées ou tirées de la réalité », selon ce qu’écrit le commissaire dans le livret accompagnant l’exposition. Par exemple, Campbell décrivait son rapport à son personnage de la Femme de Malibu ainsi : « Adopter un personnage brise l’ordre des choses. Nous ne pouvons pas être ce que nous ne sommes pas. Nous pouvons être ce que nous ne sommes pas. Et nous tentons de nous en tirer ainsi. En laissant derrière plusieurs indices. Des héros, des héroïnes. Je les emprunte simplement pour un temps2. » (Traduction libre.)
De ces rares documents regroupés ici avec ces œuvres réalisées pour être vues en présence, on retiendra la vivacité de ces artistes phares de l’art vidéo qui ont marqué une
génération complète d’artistes au Canada.
Il faut voir cette esthétique empreinte d’ironie comme un effort de renouveler les pratiques vidéographiques au milieu des années 1970, alors que les artistes avaient l’habitude, dans leurs œuvres précédant ce voyage en Californie, d’explorer des sujets qui se rapprochaient plus des premières mouvances de l’art vidéo, souvent interprétées selon le concept de narcissisme. Ici, c’est un corpus tourné en proximité, qui semble reclus sur lui-même avec beaucoup de plans rapprochés sur les visages, et dont tous les personnages sont joués soit par Campbell, soit par Steele, mais sans qu’ils soient eux-mêmes les sujets de leurs œuvres.
Dans Waiting for Lancelot (1976), Steele met en place Guenièvre, un personnage féminin inspiré de la légende du roi Arthur, qui nous montrera son point de vue à propos de ses expériences sexuelles, du mouvement des insectes et de sa propre mort. L’artiste fait exister cette femme « à la fois au sein d’un mariage et d’une “aventure’’, deux limites masculines à son existence3 ». C’est d’ailleurs un point de vue féministe qui l’accompagnera dans la suite de sa pratique vidéo. Dans la série The Woman From Malibu (1976-1977), Campbell va plutôt construire son personnage de manière très détachée en articulant les paroles d’une voix monotone et calme alors que la Femme de Malibu relate des souvenirs ou des hallucinations qui relèvent du traumatisme. Avec des jeux de cadrage entre ce que nous voyons et le hors champ, Campbell crée une sorte de décalage entre le vécu et l’image vidéo qui n’agit pas comme une vérité. Les œuvres réalisées par les deux artistes en Californie font preuve de porosité et d’un va-et-vient entre le public et le privé, ainsi qu’entre les éléments réalistes et les récits imaginés de leurs scripts.
Le plaisir d’une exposition documentaire comme celle-ci est qu’elle nous plonge dans un univers précis : ici, le voyage en Californie, le réalisme des sujets des vidéos, les œuvres rarement diffusées, et les correspondances inédites. Une petite fantaisie est ajoutée par le commissaire : la vidéo Snip Snip, réalisée par Campbell avec l’artiste Rodney Werden en 1981 et qui réunit une pléthore de collaborateurs, dont Lisa Steele. C’est une fiction rejouant une réunion de la Commission de censure de l’Ontario dans laquelle on s’affaire à couper des scènes du film pornographique Lesbian Picnic, toujours discuté hors champ. Assez cocasse, la vidéo – qui traite finalement plus des valeurs libérales faussement progressistes de l’époque – est un rappel de la longévité de la relation d’affinité artistique qu’ont entretenue Campbell et Steele au fil des années.
De ces rares documents regroupés ici avec ces œuvres réalisées pour être vues en présence, on retiendra la vivacité de ces artistes phares de l’art vidéo qui ont marqué une génération complète d’artistes au Canada.
(1) Lisa Steele, « Lisa Steele » dans Video by Artists, sous la dir. de Peggy Gale, Toronto, Art Metropole, 1976, p. 117-121.
(2) Colin Campbell, « Colin Campbell » dans MANNERsm: A Theory of Culture, Vancouver Art Gallery, 1982, p. 30.
(3) Cartel d’exposition.
« I Almost Ran Over Liza Minnelli Today » : Colin Campbell et Lisa Steele à L.A., 1976-1977
Commissaire : Jon Davies
VOX, Centre de l’image contemporaine, Montréal
Hiver 2021