Lisette Lemieux trame le monde
« Lemieux conjugue le labeur manuel avec un engagement de la raison faisant en sorte que son art sublime au même titre qu’il donne à penser1. »
Vous souvenez-vous de l’effet de la première neige ? Elle soustrait notre regard à la grisaille, elle éblouit et illumine d’une lumière diaphane. C’est dans ce contexte que j’ai parcouru l’exposition Tramer le monde accompagnée de l’artiste Lisette Lemieux2. Notre conversation a naturellement convergé vers cette première bordée. Je lui ai candidement demandé si l’un de ses objectifs esthétiques n’était pas de recréer cet effet, lumineux et émotif, de la première neige. Sourire aux lèvres et étincelle dans les yeux, Lemieux ne m’a pas donné tort et m’a répondu « qu’on pouvait bien dire ça comme ça ! ». Elle a alors précisé comment la première neige avait un effet de cocon : elle apportait le silence, la paix intérieure et ouvrait le passage de la saison sombre à celle de la lumière.
Cette réponse, tout en évocation, met bien en relief l’intérêt particulier de Lemieux pour les effets de transformation qu’opère la lumière sur la matière. Il se matérialise avec Matière grise/Matière blanche (2022), un dessin de cerveau suspendu à la fenêtre du Centre qui – grâce à la lumière naturelle le traversant – s’active au gré du jour. L’effet d’ensemble est saisissant. Il allie un impact visuel fort à un effet de grande fragilité puisque l’œuvre est constituée de papier repoussé et de déchirures avec des rehauts de graphite. Loin d’offrir une représentation exacte du cerveau, Lemieux a choisi d’évoquer ses deux couches – la matière grise et la matière blanche – en les positionnant côte à côte. L’artiste considère l’humain comme une matière pensante qui n’arrive pas encore à bien comprendre comment il fonctionne. Elle est fascinée par tout ce que le cerveau permet – la mémoire, les communications, les émotions, la raison – et horrifiée par ses dysfonctionnements – notamment les problèmes de santé mentale et la violence. L’effet évanescent et insaisissable de sa représentation du cerveau incite à la contemplation et à l’introspection.
Matière grise/Matière blanche a demandé une organisation particulière du plan d’accrochage par la commissaire Émilie Granjon3. Cette installation est devenue le filtre, le biais, la boussole, par lesquels on découvre les autres œuvres, toutes sélectionnées autour du thème de la trame. Ce parcours de l’exposition explore d’ailleurs le double sens du mot, c’est-à-dire les fils de chaîne et de trame qui se croisent pour former un tissu et les événements significatifs qui composent un récit personnel ou inventé.
Chez Lemieux, ces deux significations s’entremêlent souvent. En effet, son usage des matériaux – papier, fil ou objets juxtaposés – s’insère en phase avec la tradition du savoir-faire artisanal (comme le tissage) tout en l’actualisant de son vécu et de ses réflexions conceptuelles. Le demi-cylindre au miroir QR yptographie (2022), composé d’un grillage noir de codes QR inactifs, en est un exemple. En s’approchant de l’œuvre, on voit l’image de son corps qui semble être enfermé dans une cage. Le risque de l’usage du monde virtuel est ici évoqué avec humour par l’artiste. Elle offre également au code QR un aspect vieillot en lui donnant des allures de courtepointe. Paraterre (1991), sculpture dont la surface d’un parapluie est piquée d’épingles plates représentant l’hémisphère nord de la Terre, s’inscrit également dans ce désir d’évocation et de narration tout en valorisant le savoir-faire du passé.
L’artiste se rappelle que, dans son village natal d’Arthabaska (aujourd’hui Victoriaville), les femmes, dont sa grand-mère, travaillaient tout l’hiver avec doigté et créativité sur des courtepointes. Elle se souvient combien leur travail était un long processus porté par une volonté de créer de véritables effets esthétiques. Ces gestes et cette approche des matériaux l’imprègnent encore aujourd’hui. En cela, l’artiste revisite l’artisanat et le DIY (fais-le toi-même, ou do it yourself) et s’inscrit dans la mouvance visant la revalorisation des savoir-faire traditionnels en art contemporain. En 2018, on a pu voir plusieurs œuvres s’inscrivant dans ces préoccupations esthétiques dans le cadre de l’exposition Fait Main au Musée national des beaux-arts du Québec4. L’art de Lisette Lemieux y aurait eu tout à fait sa place.
1 Extrait du texte mural introductif à l’exposition Tramer le monde de la commissaire Émilie Granjon.
2 La visite de l’exposition s’est tenue le 18 novembre 2022 en compagnie de l’artiste.
3 Selon les propos recueillis auprès de la commissaire Émilie Granjon le 2 décembre 2022 au sujet de son processus de travail concernant la mise en place de l’exposition, Tramer le monde.
4 L’exposition Fait Main/Hand Made s’est tenue du 14 juin au 3 septembre 2018 au Musée national des beaux-arts du Québec, sous le commissariat de Bernard Lamarche.
(Exposition)
TRAMER LE MONDE
LISETTE LEMIEUX
COMMISSAIRE : ÉMILIE GRANJON
CENTRE D’ART JACQUES-ET-MICHEL-AUGER, VICTORIAVILLE
DU 4 NOVEMBRE AU 10 DÉCEMBRE 2022