La grande galerie de la Gaîté Lyrique à Paris accueillait, du 17 mars au 6 novembre 2022, l’exposition-expérience Aurae de Sabrina Ratté. Onze installations y étaient présentées dont plusieurs reprennent et redéploient des recherches et des œuvres antérieures. Immersives et lointaines, et pourtant vibrantes et réelles, les installations vidéo, les animations 3D, les impressions, de même que le recours à la réalité virtuelle et à la photogrammétrie soulignent la puissance de l’image à créer sa propre réalité.

Sabrina Ratté compose avec une inquiétante sobriété des œuvres qui ne relèvent ni de l’icône ni de l’illusion. L’artiste nous fait comprendre que ces créations sont d’autant plus réelles qu’elles ne représentent rien d’autre qu’elles-mêmes. Affranchie du réel, comme l’écrit Gilles Deleuze, « [une] image ne représente pas une réalité supposée, elle est à elle-même toute sa réalité1. » Penser, sentir et inventer la réalité de cet univers visuel, c’est bien ce à quoi nous invite cette exposition.

L’œuvre Undream : Se jeter dans l’image (2018-2022) convoque la duplicité de la fascination pour l’image. Un promontoire en miroir forme une jetée menant à un portail au centre duquel une projection d’ondes lumineuses et vibratoires se reflète. La sublime Alpenglow : Verre polarisant (2018-2022) reproduit cet effet à une autre échelle, en se constituant comme un intérieur autonome auquel le spectateur accède seulement de l’extérieur. À travers ces installations vidéo, l’œuvre devient son propre Narcisse, ou encore, pour le formuler dans des termes plus contemporains, elle forme une boucle de feedbacks. À la croisée du mythe et de la philosophie, la série des Monades : Le sacre de l’image (2020) présente sous forme de déesses-cyborgs le corps de l’artiste capté et métamorphosé par des procédés numériques. Ici, Leibniz rencontre Donna Haraway dans des corps numériques magnifiés qui s’entrelacent avec leur milieu tout en s’effaçant derrière leur représentation2. Cette présence du corps est rare dans le travail de l’artiste. Ces monades soulignent ainsi l’ambiguïté de sa position dans sa production visuelle, position qui demeure implicite dans les autres œuvres. Effaçant les frontières entre imaginaire et réalité, l’image réfléchit et engendre son propre réel.

Outre les figures mythiques et philosophiques, la réflexion sur la positionnalité, c’est-à-dire la constitution d’un point de vue sur le monde, rencontre les considérations écologiques parce que les œuvres construisent une forme d’environnement3. Par son caractère immersif, l’exposition évoque un écosystème au sens large qui comprend autant l’humain que le non-humain, qu’il soit végétal ou virtuel. Ainsi, cette réflexion devient un fil conducteur de l’exposition-expérience. 

Sabrina Ratté, Inscape (2019) Vidéo HD, animation 3D, synthétiseur vidéo, diorama, création sonore par Roger Tellier-Craig. Photo : Vinciane Lebrun

Se déclinant sous sa forme architecturale avec Radiances : Échec et brillance (2018-2022), Machine for Living : Dissolution infinie (2018-2022) et Inscape : Débordement intérieur (2019-2022), l’environnement apparaît à l’échelle urbaine de l’habitat et du milieu de vie. Comme en contrepoint du contexte architectural, la série Floralia : Mémoire végétale (2021) déploie des écosystèmes végétaux à travers les procédés formels qui font la signature de l’artiste. Dans cette installation proche de la science-fiction, des images 3D reproduisent des plantes comme pour les archiver tout en les désarticulant en une anaphore inversée. Il est d’ailleurs possible de se plonger dans cette archive spéculative sur place grâce à des casques de réalité virtuelle.

Avec ces dispositifs, qui prennent la forme d’installation numérique ou vidéo4, Sabrina Ratté éclaire la « situation écologique » de l’art. Les environnements qu’elle met en place forment une écologie des images dans la mesure où elles ne fonctionnent plus en tant que représentantes d’une nature, mais valent en elles-mêmes tout en s’entrelaçant dans un milieu. Par son caractère immersif et lointain, la très grande perméabilité de l’image à l’espace d’exposition permet de penser comment l’écologie porte aussi sur notre manière d’habiter un imaginaire, et d’être habité par ce dernier. C’est cette étrange position qui me semble d’autant plus sensible dans Aliquid : Mécanique des fluides (2019-2022) où un tissu visqueux qui rappelle la peau de l’artiste par sa teinte rosée circule dans une structure architecturale onirique. Il est difficile de ne pas se reconnaître dans cette masse, mais nous ne pouvons pas pour autant nous y identifier. Humanoïde, à la fois humain et non-humain, aux prises avec un milieu qui le déborde, ce quelque chose, comme le titre l’indique, tente tant bien que mal d’habiter son environnement, mais ne fait que suivre le processus de sa propre dissolution. 

1 Gilles Deleuze, Deux régimes de fou. Textes et entretiens 1975-1995, éd. par David Lapoujade (Paris : Minuit, 2003), p. 199.

2 Sabrina suit sur ce point la ligne tracée par Donna Haraway dans Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene (Durham : Duke University Press, 2016). Il s’agit d’une façon de mettre en récit qui entrelace science et fiction afin de créer de nouveaux arrangements et d’instaurer des rapports plus étroits (en anglais, kin) entre humains et non-humains. La monade, telle que la conçoit Leibniz, est une entité non-matérielle qui compose un monde, une perspective individuelle qui rassemble l’univers dans son entièreté.

3 Le terme de positionnalité traduit celui de positionality qui, en science sociale, nomme le choix du chercheur ou de la chercheuse d’adopter une certaine position par rapport à son objet. Le féminisme, les études de genre et le discours intersectionnel utilisent aussi le terme de positionnalité pour nommer les processus et les facteurs de la formation de l’identité sociale et des visions du monde qui y sont liées.

4 Enno Devillers-Peña, « Esthétique environnementale et écocritique : perspectives pragmatiques », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 22, no 2, 2018, p. 119-128.


(Exposition)

Aurae
Sabrina Ratté
Commissaire : Jos Auzende
La Gaîté Lyrique, Paris
Du 17 mars au 6 novembre 2022