L’exposition croisée Laboratoires/Observatoires, au Centre Pompidou à Paris, présente le travail de la Canadienne Lynne Cohen (1944-2014) et de la Française Marina Gadonneix (née en 1977).

Interrogeant les espaces vides de présence humaine de notre société moderne, les pratiques photographiques de Lynne Cohen et Marina Gadonneix proposent une réflexion tant sur les fonctions de ces espaces que sur ce qui, précisément, les constitue. Elles jouent sur un registre politique : il s’agit avant tout de comprendre l’environnement social de l’être humain, en invitant le spectateur à inventer et imaginer ce qui n’est pas montré dans leurs images. De sorte que, bien que les lieux représentés soient désertés, ceux-ci n’ont jamais parus, paradoxalement, aussi incarnés.

Le dialogue entre les deux photographes s’ouvre avec deux œuvres, Untitled Lightning (2016) de Gadonneix et Untitled (Stainless Laboratory) (1999-2012) de Cohen, marquant d’emblée une parenté artistique. Sur la première photographie, un éclair strie une nuit profonde, quand, sur la seconde, des rayures lumineuses transpercent une salle dont les murs sont recouverts d’acier inoxydable et où trône, seul, un fauteuil. Or, en regardant plus attentivement les deux images, on s’aperçoit que dans l’œuvre de Gadonneix, l’éclair illumine ce qui semble être un intérieur au sol carrelé et que dans celle de Cohen, on se demande si l’on a affaire à des rayures, des abrasions ou des reflets et où, exactement, ces derniers débutent et finissent. Ces deux photographies auraient-elles été prises dans des lieux d’expérimentation, des laboratoires? Ce sont donc des images singulières en raison de leurs facultés de narration propres. Au sujet de cette photographie précisément, Cohen disait : « Ce va-et-vient entre le document et l’abstraction m’interpelle au plus haut point. Comment se fait-il qu’un enregistrement puisse parfois relever davantage de l’abstraction que du documentaire? »

Vue de l’exposition Lynne Cohen/Marina Gadonneix. Laboratoires/Observatoires (2023), Centre Pompidou. Photo : Centre Pompidou/Hélène Mauri

Ainsi, dans la première partie de l’exposition, il s’agira d’abord d’appréhender le caractère avant-gardiste des premières œuvres de Cohen, qui se tourne vers la photographie à partir de 1970. Les séries Classrooms et Showrooms mettent en lumière une approche immédiatement reconnaissable, qui délimite, avec la représentation d’intérieurs, l’attrait de l’artiste pour des environnements trouvés en l’état. Captées à la chambre photographique grand format, avec une rigueur conceptuelle et formelle, ces images renvoient tout autant à l’esthétique de l’art minimal et conceptuel qu’à la neutralité du style documentaire de Walker Evans.

À ce titre notamment, l’ouvrage du photographe américain, Message from the Interior (1966), dont les pages sont déployées dans une vitrine, jouera un rôle fondamental pour la pratique de Cohen. Sa présentation dans l’exposition rappelle, par ailleurs, un événement significatif pour l’artiste canadienne : la conférence donnée par Walker Evans à l’Université du Michigan, en 1971, à laquelle elle assista. S’ajoutent également d’autres références premières, dont les ready-made de Marcel Duchamp, comme l’écrit son mari, le philosophe Andrew Lugg, dans le catalogue de l’exposition : « [Q]uand elle a commencé à se consacrer véritablement à la photo, elle qualifiait les endroits qu’elle photographiait d’“œuvres ready-made” […]. Elle était toujours à l’affût d’installations artistiques imprévues et involontaires […]. Avec, cependant, une différence notable, qu’elle en vint à souligner. Si Duchamp revendiquait une certaine indifférence esthétique, elle-même s’efforça, tant au début qu’à la fin de sa carrière, de prendre des photographies esthétiquement saisissantes. »

Lynne Cohen, Flying School (après 1975). Épreuve gélatino-argentique, 118 x 128 x 3 cm. Donation Caisse des dépôts et consignations (2006) © Andrew Lugg and Lynne Cohen Estate. Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jean-Claude Planchet/Dist. RMN-GP

Tandis que les Classrooms traitent des environnements propres à l’enseignement des connaissances pour des professions données (pilotes, médecins, esthéticiennes ou policiers), les Showrooms montrent des espaces intérieurs où sont produites certaines normes de la société. Clubs de sport, salles de banquet, restaurants et bureaux sont photographiés comme autant de réflexions sur ces rituels, différents selon les milieux sociaux, mais dont les motifs fonctionnels restent itératifs. Explorant ainsi méthodiquement ces lieux, qu’ils soient liés à l’entraînement, à la simulation ou à la société de consommation, les photographies de Cohen « racontent des histoires », comme elle le disait elle-même. À partir des années 1980, son œuvre se tourne vers des lieux plus fonctionnels et aseptisés – Laboratories, Observation Rooms, Shooting Ranges –, sans qu’il s’agisse d’une démarche « typologique ». Chaque image, dans laquelle une attention particulière est accordée au cadrage des détails, sans hiérarchie, et avec une apparente neutralité, est autonome. Les titres de ses ouvrages, Occupied Territory (1987), No Man’s Land (2001) ou encore Faux indices (2013), rappellent, quant à eux, l’ancrage social, économique et politique de son travail photographique. Et le philosophe Andrew Lugg de préciser : « Rendre compte de son époque n’était pas sa priorité. Elle cherchait plutôt à prendre des images “en lien” avec le monde. »

Lynne Cohen, Model living room (1974). Épreuve gélatino-argentique, 19,53 x 24,45 cm © Andrew Lugg and Lynne Cohen Estate. Photo : Gallery Stephen Daiter

Chez l’artiste française Marina Gadonneix, à qui la seconde partie de l’exposition est consacrée, il est également question d’espaces désertés par les humains. Ainsi, la série La maison qui brûle tous les jours (2012), point de jonction dans l’espace d’exposition, montre l’intérieur d’une habitation construite en matériaux indestructibles, utilisée par les pompiers pour apprivoiser le feu. Cette matérialité grise et fumeuse, telle une mise en scène de la catastrophe, documente un réel pour mieux tisser un lien vers la fiction. En regard, les photographies des lieux d’apprentissage des soldats ou policiers chez Cohen, notamment l’image d’un stand de tir, Police Range II (1989), dévoilent des espaces secrets, suscitant une forme d’angoisse.

Diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles en 2002, Marina Gadonneix découvre le travail de Cohen au cours de ses études. Et de relater à ce sujet dans le catalogue de l’exposition : « Il y a presque vingt-cinq ans que l’œuvre de Lynne Cohen est venue bouleverser mon regard. […] Je n’ai cessé de retourner à cet Occuped Territory [1987] comme on continue de revenir à un univers qui nous fascine, mélange d’énergie, de paysages, de pensées non formulées. […] Un miroir dans lequel je peux lire les signes qui m’ont constituée, et imaginer ceux qui me constitueront. » Marquée par son influence, à l’exemple de toute une génération d’artistes au Canada, aux États-Unis et en France notamment, l’un des pays où son travail a été le mieux reçu, Gadonneix entamera une correspondance avec la photographe canadienne en 2013, peu avant sa mort.

Croisant pratique documentaire et esthétisme abstrait, la démarche de Gadonneix interroge des dualités – présence/absence, image/lieu, document/fiction – à travers la déconstruction de dispositifs – souvent eux-mêmes des chambres d’enregistrement – qu’elle photographie. C’est le cas des hors-champ des studios de télévision dans la série Remote Control ou des espaces monochromes bleus et verts des studios d’incrustation numérique dans le projet Landscapes. La série After the Image, inspirée par des photographies de cadres vidés de leurs toiles, capte, pour sa part, l’instant d’après – celui où seul reste dans le studio fonds et matériel technique (projecteurs, cartons réfléchissants, ruban adhésif) ayant servis à la reproduction de l’œuvre. Chaque tirage noir et blanc devient alors la transposition du dispositif de reproduction même, où l’œuvre invisible est nommée par sa légende – Untitled (Hiroshi Sugimoto, Time Exposed, Portfolio), Untitled (Alexander Calder, Hanging Mobile), par exemple. « En somme, il est question de montrer peu pour en dire plus ou davantage, sans décrire, sans montrer frontalement une forme descriptive », explique la photographe.

Marina Gadonneix, Mire #1 (2006). Épreuve chromogène, 98 x 116 cm © Marina Gadonneix / Galerie Christophe Gaillard

Son dernier projet, Phénomènes, n’identifiant pas immédiatement ce qui est montré, introduit le spectateur dans l’univers de laboratoires simulant des phénomènes naturels – tornades, tremblements de terre, éruptions volcaniques, météorites. Les légendes, très détaillées, renseignent sur le protocole et le contexte des expériences. Les images énigmatiques tirées de ces lieux d’expérimentation où se jouent paradoxalement des événements spéculés deviennent alors un puissant ferment pour l’imagination, une bascule vers un ailleurs du registre du « merveilleux ».

Concomitant à un don important des œuvres de Cohen au Centre Pompidou, ce projet est né d’un échange entre Florian Ebner, chef du Cabinet de photographie de l’institution qui est l’un des commissaires de l’exposition, et Gadonneix, fine connaisseuse du travail de l’artiste canadienne. Pour Ebner, même si l’une et l’autre photographient des espaces semi-publics et des lieux de recherche, les images de Cohen tiennent de la photographie vernaculaire, tandis que celles de Gadonneix sont des intérieurs en train d’être investis, proches de la notion d’installation.

Cependant, même si l’on comprend les raisons qui ont conduit à la mise en dialogue des pratiques photographiques de Cohen et Gadonneix, l’exposition Laboratoires/ Observatoires n’évite pourtant pas l’écueil qui pousse parfois à la concordance et à la comparaison formelle entre les deux artistes, notamment par l’incursion d’œuvres de Cohen dans le parcours dédié à Gadonneix. On se demande si, à l’instar des deux catalogues distincts publiés à cette occasion, deux expositions monographiques n’auraient pas été plus à même de servir la profondeur et la singularité de chacune.


LABORATOIRES/OBSERVATOIRES
LYNNE COHEN/MARINA GADONNEIX
COMMISSAIRES : FLORIAN EBNER, MATTHIAS PFALLER
CENTRE POMPIDOU, PARIS
DU 18 AVRIL AU 28 AOÛT 2023