Originaire de Victoria, Vikky Alexander entre en contact avec l’art minimaliste et moderne très tôt dans son parcours. Encore aujourd’hui, elle évoque que, plus jeune, lorsqu’elle visitait une exposition des œuvres de Donald Judd à la Galerie nationale du Canada, elle était fascinée par le jeu de la lumière sur la matière qui faisait en sorte que la surface de métal des œuvres lui semblait à la fois douce et rude.

Grâce à cette expérience de perception, Alexander intégrera la lumière naturelle comme composante de ses sculptures en verre. En fait, l’environnement dans lequel baignent les œuvres crée un dialogue à trois : la sculpture, le lieu et le visiteur.

À la Fonderie Darling, où elle expose plusieurs nouvelles œuvres, la lumière provenant des lanterneaux joue justement sur la matière séduisante qu’elle a choisi d’utiliser pour ses sculptures. L’aspect épuré du verre évoque ici la modernité chère à l’artiste. Activé par la réflexion de la lumière, l’effet dichroïque des sculptures, selon l’angle du regard, donne l’illusion que le mobilier flotte dans l’espace et que ses surfaces sont peintes. Dans Frozen Wall (2020), par exemple, un lien existe entre l’illusion d’une surface « peinte » et la représentation de celle-ci. Particulièrement dans ses œuvres photographiques, une section de la composition reprend l’effet du verre. Pour l’artiste, ce jeu paradoxal entre l’illusion et la représentation met en scène, de manière métaphorique, la force et le pouvoir de l’art dans la société.

Canopy (gauche) et Overpass (droite) (2011)
Galerie Bradley Ertaskiran
Photo : Maxime Brouillet

Dans le cadre de l’exposition En bonne compagnie à la Galerie Bradley Ertaskiran, Vikky Alexander expose deux photographies, Overpass (2011) et Canopy (2011). Les murs aux traces industrielles s’opposent aux œuvres qui mettent en valeur une multitude d’espèces regroupées artificiellement et peut-être de manière inconsciente par des botanistes, dans un processus de sélection qui représente la colonisation. Il faut savoir qu’en Afrique du Sud, la quasi-totalité des plantes actuelles ont été introduites par les Européens, geste politique de pouvoir. D’ailleurs, un choix n’est-il pas toujours politique ? Sous des apparences anodines, ces deux photographies font partie d’une série subversive intitulée Island Series (2011), qui, à la manière d’autres œuvres d’Alexander, dévoilent un propos sourd et critique.

C’est donc dire que tout en créant des installations et des œuvres qui polarisent le contenant et le contenu, Vikky Alexander met en scène des œuvres qui interpellent le spectateur, entre autres, par leur caractère séduisant et aérien et par leur échelle tantôt trop petite, tantôt trop grande par rapport au réel. Dans l’ouvrage publié lors de la rétrospective d’Alexander à la Vancouver Art Gallery en 2019, Vincent Bonin avance qu’à la limite, l’artiste souhaiterait que ses œuvres disparaissent complètement dans le « décor » afin qu’elles deviennent mnémoniques et qu’elles agissent comme catalyseur. Cette stratégie donne encore une fois à l’art un pouvoir pragmatique qui n’est pas sans rappeler le travail de Bill Viola. En créant un chaos, les œuvres de Viola laissent une marque latente dans la mémoire, prête à intervenir le moment venu pour permettre un regard neuf sur une expérience inédite et une source de tension. Pour Alexander, c’est par l’évanescence, la beauté et l’évocation que l’œuvre prend toute sa force et son sens dans le temps.

Justement, les sculptures en verre qu’Alexander présente à la Fonderie Darling évoquent le mobilier tout en niant la fonction même de celui-ci par son échelle et sa matière fragile. L’artiste touche ici au design et à l’architecture, deux sources d’intérêt constantes pour son travail. Elle dit vouloir tout simplement partager son émerveillement par rapport à une matière qu’elle expérimente tout en la transcendant pour la charger de sens.

Pour peu que le spectateur se laisse envahir
par le jeu de la lumière, les frontières dansent
et laissent place à la perception
du beau et du séduisant.

Et le féminisme?

Vikky Alexander, qui a étudié au Nova Scotia College of Art and Design (NSCAD) au cours des années soixante-dix, est bien informée des tendances féministes de l’époque. Elle développe un lien étroit avec New York et Dara Birnbaum, une artiste féministe engagée qui lui a enseigné. La récupération d’images des médias de masse est alors d’actualité. Grâce à la technique du collage, Alexander reprend à son compte cette esthétique et l’intègre à son processus de création. Elle en vient vite à rephotographier les images des magazines et à les recadrer hors de leur contexte d’origine, modifiant ainsi leur sens et leur fonction. La stratégie qu’elle met en place « évoque » tout en « cachant », dans un jeu d’aller-retour des significations souvent paradoxales qui force le spectateur à développer sa propre interprétation de l’exploitation de l’image des femmes à des fins de marketing. Alexander brouille les codes entendus et en définit de nouveaux. Pour paraphraser Simone de Beauvoir qui écrivait qu’on ne naît pas femme mais qu’on le devient, les œuvres de Vikky Alexander enclenchent ce devenir.

En créant des lits de verre, des chaises droites, des tables, elle reprend le brouillage qu’elle utilisait déjà dans les années quatre-vingt. Le choix du thème du mobilier se veut une métaphore de l’univers domestique traditionnellement vu comme féminin et en suggère la transgression. Le matériau, l’échelle et surtout la réflexion colorée que la lumière crée dans l’espace rendent l’idée de leur utilisation impossible. Les tons artificiels de rose, de bleu et de violet rappellent le modernisme enjoué des années soixante et la promesse d’une vie heureuse pour les femmes. De plus, la matière brouille la définition des frontières entre la sculpture, la photographie, le collage et l’effet peinture. Pour peu que le spectateur se laisse envahir par le jeu de la lumière, les frontières dansent et laissent place à la perception du beau et du séduisant, deux notions que l’artiste exploite sans gêne, jusqu’à parler de sublime, afin de mettre en place un mécanisme de subversion subtile et efficace.

L’œuvre entier de Vikky Alexander appelle à l’analyse. « Conceptuelle », « critique » et « subversive » sont des qualificatifs qui siéent très bien à cette immense recherche polymorphe dont l’exposition Nordic Rock offre un aperçu. Les œuvres présentées à la Fonderie Darling iront ensuite à New York.

Une conversation entre Vikky Alexander et Manon Blanchette a eu lieu le 15 juillet 2020 à la Fonderie Darling.


Vikky Alexander / Nordic Rock
Fonderie Darling, Montréal
Du 27 février au 29 août 2020

Dichroic Benches (2020)
Fonderie Darling
Photo : Simon Belleau