Se déroulant à l’automne tous les deux ans, MOMENTA Biennale de l’image est l’un des événements les plus attendus de la rentrée culturelle montréalaise. Elle mobilise les artistes, travailleur·euse·s culturel·le·s et institutions artistiques de la ville, avec une quinzaine de lieux partenaires pour sa programmation officielle et plusieurs autres projets satellitaires; elle crée et renforce des réseaux dans son fondement et ses pratiques. Quel moment plus à propos pour aborder des questions de société fondamentales entourant les représentations? Mascarades. L’attrait de la métamorphose – titre de la dix-huitième édition de MOMENTA, choisi par la commissaire invitée, Ji-Yoon Han – développe ces enjeux avec finesse et inspire une réflexion essentielle, qui dépasse la portée de la biennale.

Le soir du 7 septembre, sur la nouvelle place du Sable-Gris de la Fonderie Darling, restaurée après des travaux de près de deux ans – depuis la dernière biennale, plus exactement –, je me joins aux publics et aux membres du milieu des arts réuni·e·s pour le lancement de cette édition de MOMENTA. Notre première rencontre avec la manifestation se fait sous le signe d’une affirmation identitaire forte, qui célèbre l’individu pluriel, avec la performance We’re Magic. We’re Real #3 (These Walls) de l’artiste Jeannette Ehlers, accompagnée des performeuses Ève Tagny et Sophia Gaspard. Dans la grande salle de la Fonderie, l’œuvre Play Mas d’Ehlers déploie tout le potentiel décolonial du masque et de la mascarade avec Moko Jumbie, dieu honoré dans plusieurs cultures de l’Afrique de l’Ouest et personnage principal de sa vidéo monumentale. Le travail de Valérie Blass avec Ceci n’est pas une métaphore, dans la salle attenante, propose quant à lui une réflexion sur le mimétisme et la métamorphose, l’éclatement des possibilités de l’image et les énigmes visuelles. L’ouverture de la biennale à la Fonderie Darling – lieu qui n’est pas étranger à Han, puisqu’elle en a été la commissaire de 2017 à 2020 – a ainsi jeté les bases du propos nuancé qui allait se dévoiler peu à peu au fil de mon expérience des expositions, des événements (conférences, discussions, performances, etc.), du catalogue et du balado.

Valérie Blass, Le mime, le modèle et le dupe (2019). Acrylique, huile, gouache, plâtre, cuivre, sac de chips, combinaison, résine, époxy, fibre de verre, 127 x 101,6 x 58,4 cm. Photo : Rachel Topham Photography. Courtoisie de Catriona Jeffries (Vancouver) Claridge Collection © Valérie Blass / CARCC Ottawa 2023

Le parcours de MOMENTA est marqué par des choix conséquents de la part de la commissaire et de l’organisme au regard de la thématique. Cette édition est allée jusqu’à mettre en œuvre sa propre métamorphose avec la sélection d’une commissaire locale, une première pour MOMENTA Biennale de l’image depuis son changement de nom en 2017, indiquant un retour à une tradition de l’événement lorsqu’il s’appelait le Mois de la photo. Mascarades. L’attrait de la métamorphose porte également une réflexion sur son échelle en réduisant considérable ment le nombre d’artistes sélectionné·e·s – vingt-trois cette année, contre plus du double lors de son itération précédente – et, surtout, en déployant des expositions monographiques de ces dernier·ère·s au sein des lieux participants. Comme le suggèrent le titre de cette édition et l’image de couverture du catalogue, présentant des regards démultipliés dans ce qui ressemble à une bande vidéo distordue, le commissariat de Ji-Yoon Han propose des perspectives à la fois plurielles et distinctives. Tout comme le balado exceptionnel conceptualisé et animé par Jamie Ross, autre première pour MOMENTA, les expositions offrent une rencontre, un face-à-face singulier avec la pratique d’un·e artiste.

Cette édition nous incite à adopter un autre rythme par rapport à l’expérience d’une biennale, réflexion pertinente à l’heure de l’économie de l’attention, qui n’épargne pas le milieu des arts. Une visite ne permet pas d’embrasser d’un coup la complexité de la thématique, qui nous appelle à prendre notre temps. Les éléments propres à la mascarade ponctuent les expositions : la voix, le chant, la danse – comme véhicules, comme portails, comme héritages. Les projets des artistes opèrent des révisions de l’histoire et des binarismes par le recours aux archives et aux récits. Ils aiguisent notre regard critique, procèdent au renversement temporaire de l’ordre établi. Ils permettent également un brouillage des frontières, une déstabilisation de l’image de soi par distanciation. Plusieurs œuvres effectuent un pas de côté par rapport à notre vision anthropo centrée; alors qu’un fil conducteur se dessine au nom du mimétisme, on s’aperçoit qu’entre une seiche et un cyborg, l’écart est moins grand que l’on pourrait le penser. Avec la thématique choisie, Han adopte une approche transversale de l’identité qui transcende les relations humaines, animales, végétales, voire minérales, ainsi que nos rapports avec les technologies.

Jeannette Ehlers, Moko Is Future (2022). Photo : Christian Brems, Mads Hoppe

Si les enjeux identitaires constituent un sujet d’actualité récurrent ces dernières années dans plusieurs biennales internationales, Han a su se l’approprier en le traitant à travers le prisme de l’image, se montrant ainsi fidèle à l’essence même de MOMENTA. La commissaire s’éloigne également de la voie attendue du portrait et de l’autoportrait en adoptant « un modèle moins porté sur la figure représentée dans l’image que sur la figure de l’image elle-même dans toute sa matérialité pelliculaire, semblable à la peau comme surface sensible1 ». Comme elle l’explique dans le catalogue, elle a voulu mettre l’accent sur son caractère éclaté, fragmentaire, insaisissable en un seul regard, ce qui l’a menée à bâtir une programmation autour de l’image animée. Selon la commissaire, l’image en mouvement se place en vis-à-vis de l’image fixe et « nous inscrit dans le temps et la répétition plutôt que dans le trait marquant, et dans la métamorphose plutôt que dans l’identification2 ».

Une préoccupation spatiale se situe au cœur du commissariat de Han, que ce soit par la forme de l’installation, qu’adoptent plusieurs artistes, ou par des mises en scène audacieuses qui reflètent la thématique; par des jeux de visibilité et d’invisibilité, de multiplication des points de vue, de mise à nu du dispositif d’exposition ou de théâtralisation de l’espace. L’éclatement et l’étalement de la présentation illustrent le besoin des œuvres de prendre de l’expansion. N’étant pas des objets fixes et uniques, elles échappent à tout regard englobant et ne se laissent pas aisément appréhender. On pense alors au concept d’œuvre ou d’exposition étendue, développé d’abord en études cinématographiques par Gene Youngblood, et plus récemment par Ceci Moss, pour citer une tendance de certaines pratiques artistiques numériques3. Cette condition présente au sein des œuvres animées et spatialisées influence inévitablement l’engagement des visiteur·euse·s, dans leur corps et leurs déplacements. Les expositions de cette édition de MOMENTA envisagent notamment leur échelle par rapport aux publics par l’orientation ou la multiplication des écrans, qui les surplombent ou les entourent physiquement, et qui demandent à chacun·e de se mouvoir pour favoriser l’expérience de visionnement. Les installations créent ailleurs des mises en abîme entre l’espace d’exposition et l’espace de représentation. Dans certains cas, les images se métamorphosent, comme des surfaces glissantes et changeantes, selon nos mouvements au sein du lieu. Dans d’autres, les rideaux et écrans, réfléchis sants ou en transparence, leurrent les visiteur·euse·s, occultant ou magnifiant leur expérience des œuvres.

Kristina Norman, Shelter (2022), de la trilogie Orchidelirium. Vidéo, couleur, son, 13 min 30 s
© Kristina Norman, Rühm Pluss Null (Tallinn)

La mascarade et la métamorphose conceptualisées dans cette édition de la biennale sous-tendent et embrassent le sens pluriel du mouvement, comme « force de transformation qui traverse aussi bien les individus que l’ensemble d’une société4 ». Le commissariat de Han soulève des questions urgentes, comme celles qu’elle formule dans son texte d’ouverture du catalogue : « Comment un ensemble d’expositions en art actuel pourrait-il, pendant six semaines, instaurer un espace “autre” qui soit générateur d’expérimentations et de transformations nous arrachant à la routine du quotidien et à nos automatismes de pensée? Comment (re)mettre en mouvement nos manières de comprendre les identités et les différences dans l’espace social et dans les expériences intimes de l’altérité5? »

Alors que j’écris ces lignes, une crise humanitaire fait rage à la suite d’années de colonialisme, d’occupation militaire et d’apartheid du peuple palestinien par le gouvernement israélien. En parallèle, les droits fondamentaux des jeunes 2SLGBTQ+ sont menacés par la montée des mouvements anti-trans et la situation atteint son paroxysme en Saskatchewan, où la province invoque la clause dérogatoire concernant les élèves trans. Les discours polarisants pullulent dans les médias traditionnels et sur les plateformes en ligne. Avec la thématique qu’elle choisit, Han prend acte d’un paradoxe de notre époque dominée par le partage de l’information et la surveillance généralisée : l’accès à la visibilité accroît la vulnérabilité des identités qui deviennent progressivement moins marginalisées. Ce paradoxe se révèle au sein du milieu des arts et des institutions, qui semblent peiner à soutenir au-delà de leur programmation les propos militants qu’ils présentent. Dans des espaces prétendument dédiés au care, comment prendre soin de ces identités que l’on exhibe? Comment dépasser une visibilité et des efforts symboliques pour s’engager réellement dans un mouvement décolonial? À quand l’arrimage de nos valeurs affichées à des actions concrètes? À quand les rassemblements sur les places publiques pour autre chose que des vernissages?

1 Ji-Yoon Han, « “… une véritable tentation de l’espace” : image, peau, masque », dans MOMENTA Biennale : Mascarades. L’attrait de la métamorphose (Montréal/ Berlin, MOMENTA/Kerber Verlag, 2023), p. 133.
2 Ibid., p. 92.
3 À ce sujet, voir Gene Youngblood, Expanded Cinema (New York : E. P. Dutton & Co., Inc., 1970) et Ceci Moss, Expanded Internet Art. Twenty-First-Century Artistic Practice and the Informational Milieu (New York : Bloomsbury, 2019).
4 Propos de la commissaire recueillis par Nicolas Mavrikakis, « D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous ? », Le Devoir, 9 septembre 2023.
5 Ji-Yoon Han, « Ouverture », dans MOMENTA Biennale : Mascarades. L’attrait de la métamorphose, op. cit., p. 11.


MASCARADES. L’ATTRAIT DE LA MÉTAMORPHOSE
MOMENTA BIENNALE DE L’IMAGE, MONTRÉAL
COMMISSAIRE : JI-YOON HAN
DU 7 SEPTEMBRE AU 22 OCTOBRE 2023