L’exposition Forces vives : Trajectoires de l’abstraction rassemble les œuvres d’une trentaine de peintres et de sculpteurs. Elle offre une vision complexe et nuancée de l’art québécois affilié à la modernité entre 1960 et 2000.

Joli tour de force que de rassembler des œuvres significatives d’artistes de proue comme Jacques Hurtubise, Guy Montpetit, Marcel Barbeau, Rita Letendre, Jean McEwen, Jacques Huet, René Derouin, Marc Garneau, Robert Wolfe, Henri Saxe, Mario Merola, etc. Quelques-uns de ces artistes se situaient dans le sillage des automatistes ou participaient aux manifestations du mouvement plasticien. Une toile de Claude Tousignant, par exemple, au champ chromatique uniforme bleu cobalt, baignant dans un subtil halo, rehaussé de fins reflets, pourrait être associée au mouvement plasticien même si son auteur s’est toujours soustrait aux catégories formalistes où l’on a voulu le cataloguer.

Connu pour ses compositions aux grilles raffinées jouant sur un chromatisme très divers, en corrélation avec l’abstraction géométrique, David Sorensen, originaire de Saskatoon, est représenté par une grande toile aux notes fondamentales bleu ciel et vertes. Sorensen, ainsi que les sculpteurs Hugh Leroy de Toronto et David Moore, d’origine irlandaise, sont des artistes qui ont décidé de s’établir à Montréal et d’y mener leur carrière, s’intégrant ainsi à l’expressivité en vigueur au Québec.

Ce qui caractérise les œuvres des peintres et des sculpteurs sélectionnés tient au sérieux d’un travail de recherche dont elles sont issues, soit la quête d’équilibre entre l’harmonie chromatique et la composition structurale. Ces œuvres s’inscrivent sans doute dans une modernité que l’on pourrait qualifier de tardive, late modernism,proche de la postmodernité et des tendances postconceptuelles qui s’affirmaient de plus en plus autour des années 80. Certes les créations propres à ces tendances adoptent généralement une facture hybride, à la rigueur décentrée, mais surtout elles empruntent d’autres médiums : vidéo, photo, performance, installation et, plus récemment, la numérisation. Les œuvres des artistes réunis dans l’exposition Forces vives : Trajectoires de l’abstraction couvrent un champ visuel unitaire que distingue l’expression d’un lyrisme caractéristique du Québec entre 1960 et 2000. Ce propos est servi par des figures individuelles puissantes, aux discours plastiques singuliers.

L’exposition circule dans plusieurs villes. Elle réunit, en fait, une partie limitée de l’importante collection de peintures et de sculptures modernes et contemporaines du Québec rassemblées – grâce à son programme d’acquisition – par le regretté conservateur Régis Jean, décédé en 2010. La collection complète se trouve au Musée du Bas-Saint-Laurent à Rivière-du-Loup.


Marcel Barbeau. Rivage, 1984

Vecteurs chromatiques

Plutôt que de choisir une méthode chronologique de présentation, la commissaire Rebecca Hamilton a sélectionné des vecteurs thématiques : Éloquence de la nature, Véhémence de la matière, Signes de l’imaginaire, Formes en mouvement…

Du peintre Jacques Hurtubise, on peut admirer une toile majeure au fond monochrome noir, Nada (1971), relevée par des rayures d’un rouge carmin presque électrique. Cette œuvre n’est pas sans rapport avec la tendance support-surface, mode pictural où l’artiste choisit de minimiser les références externes. Par exemple, des inclusions sous la couleur provoquent une forme de trompe-l’œil. Guy Montpetit, peintre, pédagogue, grand connaisseur de l’art moderne au Québec, qu’il place dans un contexte historique nord-américain, explique à propos de cette toile : « Hurtubise crée des espaces illusoires. C’est une perspective de la planéité réinventée : il établit des champs spatiaux en ne faisant pas de perspective. Je note la virtuosité de l’aspect formel et de l’écriture. »

Montpetit, lui-même, est représenté par une grande toile du cycle Le Temps de vivre (1978). En grande partie, s’y étale un jeu subtil de teintes complémentaires, orange, jaune et vert, relevées par du blanc et traversées par un puissant tracé en S noir et arrondi. Une forte tension énergétique est établie dans le champ pictural. Le peintre explique : « La suite Le temps de vivre se caractérise par l’impact visuel, avec son jeu rythmé. C’est une force qui descend en diagonale de haut en bas. Cette méthode se base sur la transcendance et s’effectue par des compositions verticales. C’est l’optique personnelle d’une Gestalt, une élaboration symbolique de diverses charges émotives : peinture allégorique, symbolique et formelle. » Pour Montpetit, toute quête picturale spirituelle recèle spontanément une forte composante conceptuelle et réflexive.

De Rita Letendre, connue pour ses enivrants tourbillons colorés, Mohadak (1976) est une composition d’ordre géométrique, très dynamique qui se déploie sur des notes fondamentales de jaune et de vert avec profondeur et translucidité. Vibration, résonance : l’œuvre néo constructiviste évoque un fuselage d’avion.

Mario Merola. Nocturne, c.1992
607
David Sorensen. Acculturation Grid Veil, 1996

Exposition exemplaire

Lucie Laporte, artiste injustement méconnue, a séjourné au cours des années 60 en Afrique : Bénin, Rwanda, Madagascar… « Je voyage pour me retrouver », disait-elle. Elle est décédée dans la quarantaine. Une seule lithographie Sans titre (1981) révèle le grand raffinement de son art. Le champ visuel monochrome d’un blanc lacté laisse deviner quelques bribes de dessin, des angles lapidaires, des lettres cryptiques qui s’éclipsent quasiment, des traces de notations apparentées à des hiéroglyphes… Ce travail du signe a pour complément des zones de relief qui affleurent à la surface graphique : parfait équilibre du fin nuage de signes et des modelés du fond lacté.

Les sculptures en bois aux extrémités aiguës d’un fini exemplaire créées par Jacques Huet et Robert Roussil, Sans titre (1965), sont d’un clair chamanisme et évoquent le penchant surréaliste propre à la sensibilité se réclamant de la filiation automatiste. Des teintes brunes à la fois chaudes et reluisantes caractérisent leur travail à la fois décoratif et existentiel. Huet est plus abstrait que Roussil ; l’on note la perfection de la polissure du bois.

Une sculpture de Marcel Barbeau, Rivage (1984), d’un coloris fascinant, se propose comme une version tridimensionnelle des formes géométriques picturales élancées avec leur manifeste apesanteur. Une mince feuille multicolore de métal se retourne quelque peu sur elle-même, tout en étant dirigée vers le ciel.

Le sculpteur et architecte Pierre Granche, est mis en exergue dans Sans Titre (1970), caractérisée par une composition modulaire, aux éléments de cube et de sphère. L’ambiance de l’œuvre est musicale et mathématique. Chez Granche, la maquette architecturale est une œuvre d’art en soi. « Granche offre une nouvelle forme de cubisme modulaire : un cubisme qui n’est pas minimaliste », commente Guy Montpetit.

Émeraude (1986), unegrande toile de Robert Wolfe, est d’un lyrisme sans retenue avec son champ rouge rose aux notes effacées, souligné par une bande vert prairie…

Cet excellent tour d’horizon n’est pas prolongé par un catalogue. L’appareil explicatif est insuffisant, compte tenu de la complexité du contenu. L’exposition est pourtant exemplaire, car elle souligne l’originalité et la puissance du travail artistique de la main en peinture et en sculpture dans la deuxième moitié du vingtième siècle au Québec.

Vigueur de l’art au Québec : 1960-2000. Forces vives : Trajectoires de l’abstraction. Exposition collective. Commissaire : Rebecca Hamilton. Exposition organisée par le Musée du Bas-Saint-Laurent (Rivière-du-Loup)

Centre d’exposition Lethbridge, du 6 avril au 27 mai 2018.