S’adressant au corps et à l’esprit, les installations d’Olafur Eliasson questionnent la perception. Œuvres froides tant par leurs couleurs que par la technologie mise en scène et les effets d’éclairage qui en découlent, les installations s’animent au passage du visiteur, elles déclenchent alors un mécanisme d’analyse même si l’expérience apparaît tout d’abord ludique. On pourrait regretter qu’une exposition de cette envergure ait manqué d’espace dans le musée ainsi qu’à l’extérieur. Et, comme Eliasson œuvre dans plusieurs disciplines dont celles de la gastronomie et du design, il aurait été judicieux de recourir à des services externes au Musée afin de donner une idée plus complète des travaux de recherche de cet extraordinaire artiste. Par exemple, en 2005, l’architecte David Adjaye avait conçu une structure spécifique pour l’œuvre Your black horizon pavillon qu’Eliasson avait installée sur l’île de San Lazzaro à l’extérieur des Giardini lors de la Biennale de Venise.

Que nous enseignent au juste les installations d’Eliasson et par quelles puissantes stratégies arrivent-elles à ouvrir les limites de notre savoir et de notre regard critique ?

Dans Anthropologie du point de vue pragmatique, Emmanuel Kant explique pourquoi le spectacle (il parle ici spécifiquement de la comédie et de la tragédie) exerce un attrait chez l’individu1. En résumé, il donne une force dynamique aux multiples sentiments parfois contradictoires que le spectateur ressent. Celui-ci est « ébranlé » de l’intérieur, et donc, comprend les choses autrement en revenant à un certain calme intellectuel. Par la lumière et le mouvement dans Multiple Shadow house, Eliasson crée un leurre en laissant croire que les murs de l’installation sont opaques alors que, curieusement, le visiteur découvre son altérité. Semblable et différent en effet, cet « autre » surgit de l’invisible de manière éthérée. Certains individus s’amusent de cette présence incongrue en se laissant aller à des mouvements de danse personnels, ludiques et quasi méditatifs. Que de chemin parcouru depuis les années quatre-vingt -dix où le visiteur, timide devant l’appel de l’œuvre, préférait la passivité ! Par sa présence au cœur de l’installation et par son expérimentation dynamique, le visiteur est d’abord séduit par l’espace coloré et comprend ensuite comment il est lui-même affecté par cet espace virtuel.

Big Bang Fountain, réalisée en 2014 ainsi que Beauty, en 1993, font intervenir le « beau » dans un mécanisme d’élargissement de la perception. Big Bang Fountain surprend le visiteur au moment où il est fragilisé par le noir complet où la salle le plonge. Sans que celui-ci s’y attende, et grâce à une lumière stroboscopique, un réel jet d’eau est transformé en sculpture éphémère et sonore d’une grande beauté. Attrayante et immatérielle, car insaisissable dans un si court temps d’apparition, l’image donne lieu à des interrogations sur le « comment » et le « pourquoi ». Or, grâce à cette stimulation doucement violente et douloureuse, le visiteur abandonne ses positions, oublie sa vie extérieure et se concentre sur l’expérience singulière qu’il vit « ici » et « maintenant ». Il reconnaît que le dispositif auquel il est confronté dépasse son entendement. Le temps s’affirme dans une succession aléatoire d’apparitions. L’espace se matérialise pour mieux disparaître au rythme du stroboscope. Le visiteur est forcé d’abandonner sa position intellectuelle confortable et, non sans un certain effort, obligé de revoir ses codes de lecture.

Beauty met pour sa part en scène une œuvre magnifique qui frôle le sublime. On comprend que le sublime recèle plus qu’une part de mystère, il subjugue par son format et sa beauté. Recréant de manière artificielle une fine chute d’eau où, d’un côté, l’écran ainsi formé est « blanc » et, de l’autre, « rouge » rappelant vaguement des flammes qui dansent, diront certains, l’œuvre que l’on découvre dans un espace noir et particulièrement humide, alerte nos habitudes de consommation de l’art. L’expérience est ici différente. Le son de la chute d’eau en bruine, la non-accumulation de l’eau au sol, la forte odeur d’humidité, et l’image évanescente, sont autant d’éléments qui font en sorte d’isoler le visiteur à l’intérieur d’une bulle psychologique. En douceur et sans heurt cette fois-ci, le visiteur cherche, hésite à toucher, et finalement, transgresse les règles des comportements à avoir dans un musée. Métaphore de la capacité de transformation dont recèle l’individu, celui-ci reconnaît son propre pouvoir.

Le Musée a d’ailleurs été visionnaire en faisant l’acquisition de l’œuvre Your space embracer de 2004 qui, bien que moins spectaculaire, illustre judicieusement le type de recherche qui alimente la création d’Eliasson. L’attrait qu’opèrent la science, la technologie et le design, secteurs riches en potentielles applications esthétiques, est ici très clair. Le leurre et l’ambiguïté sont des techniques qui, en toute justesse, désarticulent le dispositif, aussi minutieux soit-il, pour donner une place au visiteur au sein même de l’œuvre. Certains y verront-ils une illustration du temps et une référence au système planétaire ?

Depuis un certain nombre d’années, Olafur Eliasson s’intéresse aux méthodes d’intégration des nouveaux arrivants. Dans une conférence très courue par le public montréalais, il a expliqué combien il utilisait le pouvoir de l’art pour résoudre des problèmes sociaux actuels. Il a donc mis sur pied des ateliers participatifs où, même si aucune langue n’est commune, chacun des membres du groupe arrive à s’exprimer, et les autres, à le comprendre. Une leçon de communication et de tolérance.

Et que dire de la nourriture que le Studio, ce lieu d’échange et de travail entre architectes, scientifiques, designers et artistes, mis sur pied par Eliasson, offre à son équipe de chercheurs ? Pour Eliasson, la cuisine possède un pouvoir de transformation sociale. Le design également. La lampe solaire nommée « little sun » conçue par l’artiste et l’ingénieur Frederik Ottesen permet graduellement de se libérer du pétrole et de sa consommation coûteuse. Grâce à l’énergie solaire, énergie propre, des économies substantielles peuvent être réalisées. Une puissance individuelle non négligeable face à l’économie mondiale.

(1) Anthropologie du point de vue pragmatique, Emmanuel Kant, traduction, présentation, bibliographie et chronologie par Alain Renaut, traduit par le concours du Centre national des Lettres, GF-Flammarion, Paris, 1993, p. 190.


Olafur Eliasson Maison des ombres multiples
Musée d’art contemporain de Montréal 
Du 21 juin au 1er octobre 2017