Péio Eliceiry. Là où tout est image
L’idée de représentation a toujours soulevé des questionnements, que ce soit d’ordre éthique, esthétique, voire religieux. Dans ces trois domaines, l’image fut l’objet de bien des controverses. Dès les textes de Platon et d’Aristote, le concept de mimésis apparaît dans toute son ambiguïté et, depuis lors, l’histoire de l’art semble n’avoir cessé d’osciller entre ces deux pensées fondatrices.
Mais c’est dans les années 1960 que l’expressionnisme abstrait et le minimalisme ont clairement rejeté toute idée de représentation subjective. L’œuvre valait pour elle-même, pour ses formes et ses couleurs et non pour une référence quelconque à la réalité. Les préoccupations formelles de ces artistes ont-elles conduit l’idée de représentation dans une impasse ? Aujourd’hui, force est de constater que les images continuent de fasciner. Leur pouvoir évocateur attire et captive. Cependant, quel lien pourrait-on établir entre un héritage abstrait de la contemporanéité et celui de millions de portraits et paysages en peinture ? La frontière est-elle si distincte ? Au cours de son exposition présentée à L’Œil de Poisson, Péio Eliceiry a cherché à interroger les liens possibles entre abstraction et représentation picturale. Son œuvre intitulée Base 1 se décline en trois volets qui sont autant de clés de lecture à l’instauration de ce dialogue.
Un premier parallèle est établi par l’un des trois dispositifs de l’exposition : à travers la juxtaposition d’un paysage de lacs et montagnes et l’installation minimaliste de volumes géométriques. Pour ce faire, l’artiste a tout d’abord invité des peintres scéniques à réaliser une fresque sur l’un des murs de la galerie. Devant cet archétype du paysage classique, Péio Eliceiry a ensuite apposé des matériaux de construction et des volumes cubiques. À l’idée d’illusion – créée par la perspective et la profondeur de l’image – fait contrepoids alors celle de matérialité – par les objets colorés d’une grande abstraction. Pourtant, l’œuvre est loin d’être un clivage entre deux approches artistiques.
En effet, la participation des scénographes dans l’élaboration de l’œuvre permet à l’artiste d’aborder l’un des pôles de la fonction artistique qu’est sa valeur décoratrice. Or, les éléments géométriques viennent obstruer le point de fuite, annulant le trompe-l’œil de l’image qui perd son pouvoir illusionniste. Tel un décor de théâtre en construction ou en démontage, l’artifice de l’image est dévoilé. Celle-ci apparaît dans son mensonge fondamental. L’utilisation du noir et blanc donne par ailleurs à l’image un caractère impersonnel. La peinture s’en trouve dénuée de sentiments, et le spectateur peut se concentrer plus sur la signification véhiculée que sur l’image elle-même. La représentation est ainsi ramenée à son concept. Quant aux objets géométriques, ils ne sont pas sans rappeler le paysage en arrière-plan, par leurs couleurs, leurs formes ou leurs matières. L’emplacement des volumes correspond à la composition du tableau : le bleu du polystyrène renvoie au lac, les planches de bois évoquent les arbres, etc. Les éléments géométriques minimalistes sont liés à un signifiant extérieur. Dès lors, les prérogatives habituelles des éléments abstraits et figuratifs sont inversées, et l’œuvre estompe quelque peu la ligne de démarcation qui les sépare l’un de l’autre.
Un second dispositif, celui d’un diptyque, propose un autre glissement entre figuration et art conceptuel. Sur le mur adjacent, Péio Eliceiry a placé deux grandes toiles côte à côte ; sur l’une d’elles est peinte une figure géométrique jaune sur fond noir, sur l’autre, un paysage aux tons bleuâtres. À une image figurative répond une toile qui, par sa simplicité formelle et la réduction du nombre de couleurs, semble être privée de toute symbolique. Pourtant, là encore, la définition du minimalisme est nuancée. En effet, de manière très suggestive, l’artiste a appliqué quelques zones d’ombrage et de lumière dans l’aplat de couleur jaune. À peine perceptible, un paysage s’immisce à la surface de la toile. L’artiste réussit à introduire le réel dans une configuration de prime abord minimaliste. Or, cette projection intrigante et à peine visible ouvre la porte à l’imagination. Le spectateur y plonge son regard et cherche à en percer le mystère. La seconde toile, où est peint un paysage, semble au contraire faire barrage à la contemplation. Pour sa réalisation, l’artiste avait choisi d’agrandir l’image d’une carte postale dont les formes, par ce processus, devenaient plus sommaires. Les contours des bâtiments sont réduits à des éléments géométriques, les arbres de la forêt ne constituent plus qu’un amas sombre de peinture. L’opacité de la composition et la simplification formelle des éléments empêchent alors toute interprétation subjective. Le paysage est perçu comme une série de formes et de couleurs qui ponctuent l’ensemble de la composition. Par la neutralité de la représentation et la tonalité froide du bleu, l’artiste porte le paysage à une expression minimale. Par ailleurs, Péio Eliceiry établit une continuité formelle entre les deux tableaux. D’une part, les couleurs jaunes et bleues sont complémentaires, d’autre part, les deux lignes d’horizon sont à la même hauteur et semblent ainsi se prolonger. Loin de la confrontation, les toiles se répondent l’une à l’autre.
Dans un dernier dispositif qui se veut sculptural, l’artiste a placé sur un présentoir plusieurs images appartenant à la mémoire collective. Le support visuel est incliné de manière à évoquer à la fois l’accrochage au mur et la présentation sur table. À ces deux types de présentation correspondent deux appréhensions de la peinture : celle de l’image comme œuvre en soi et celle de l’image-document. Le corpus d’œuvres figurant sur ce support rassemble des images aussi diverses qu’un papillon, une feuille d’érable, le test de Rorschach, un drapeau, etc., à savoir des représentations qui font toutes partie de notre culture visuelle. Malgré leur simplicité formelle, ces images sont associées par notre esprit à quelque chose de connu. À cet égard, celle d’un rond blanc sur fond vert rappelle instinctivement au spectateur l’image du soleil. L’artiste confond ainsi image en soi et données cognitives. Même une forme minimaliste peut devenir connotation dans l’esprit du spectateur.
Or, à ce corpus d’images s’ajoutent celles d’œuvres minimalistes telles L Beams de Richard Morris ou encore une sculpture de Donald Judd. Péio Eliciery ramène ainsi des œuvres qui se voulaient, dans leur essence même, dénuées de toute représentation, mais qui, à force d’être perçues, ont été à leur tour assimilées dans notre mémoire collective. Paradoxalement, le signe est devenu icône. Au même titre que La Joconde, L Beams n’est plus perçue comme œuvre en soi, mais comme objet culturel. Péio Eliceiry pointe ainsi du doigt l’écueil de l’art conceptuel : si le concept devient œuvre d’art, il devient aussi objet concret qui, documenté par notre mémoire, se fait représentation. En interrogeant les conditions d’exposition des images, l’artiste dévoile ainsi certaines problématiques soulevées par le devenir de l’art conceptuel.
L’ensemble de l’exposition mélange les codes de la peinture. Les trois dispositifs se rapportent autant à une substance qu’à une représentation. Quelques décennies après l’avènement de l’art minimal et conceptuel où toute représentation était bannie, Péio Eliceiry remet en question cette prérogative. D’une part, il montre que la forme et la couleur évoquent des éléments réels dans notre esprit, d’autre part, que l’imagination porte l’homme à chercher une signification à des données abstraites, enfin, qu’une œuvre inscrite dans notre mémoire devient représentation. Pour l’artiste, il ne s’agit donc plus de choisir entre le figuratif ou l’abstrait, mais plutôt d’affirmer que tout est image.
PÉIO ELICEIRY BASE 1
L’Œil de Poisson, Québec
Du 21 février au 23 mars 2014