Picasso l’Africain
Picasso primitif est le titre sous lequel le Musée du Quai Branly – Jacques-Chirac a organisé et présenté à Paris (2017), en collaboration avec le Musée Picasso, la version originale de l’importante exposition montée à Montréal par le Musée des beaux-arts. Elle est destinée à établir combien l’art africain, et dans une moindre mesure l’art océanien, ont constitué pour le maître catalan des sources d’inspiration fertiles et constantes tout au long de sa vie.
Le choix de présenter l’adaptation montréalaise sous un titre différent de l’exposition de Paris témoigne clairement d’un changement d’intention. Débordant largement du fécond dialogue entre le travail du maître et les œuvres africaines, le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) insère une dimension sociopolitique dans un projet initialement esthétique. D’Afrique aux Amériques : Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui se distingue de la version française en ceci qu’il s’y greffe l’ambitieuse mission de provoquer un changement dans la perception des arts dits primitifs, soit la décolonisation du regard1.
La mise en espace confirme ce glissement. Dès le début, le visiteur est saisi par cet à-propos de l’autre. La sculpture Le Siècle des Lumières (Shonibare MBE) réfère à l’époque coloniale et Passage (Modisakeng, 2017), l’émouvante œuvre vidéographique projetée sur trois écrans, rappelle de façon symbolique, l’horreur de l’esclavage.
Exclu de ce préambule, Picasso apparaît alors comme un prétexte, sur lequel se greffe l’émergent discours politique. Ce n’est donc pas tout à fait de lui qu’il s’agit, contrairement à ce que laisse entendre le titre. L’artiste n’en demeure pas moins imposant par le nombre et par la diversité des productions installées.
Les salles suivantes dévoilent des objets uniques, parfois étonnants, issus de plusieurs époques et de plusieurs origines. Au fil des nombreuses filiations artistiques auxquelles le maître a souvent été associé et par lesquelles la fragmentation de son œuvre a maintes fois été justifiée, l’exposition donne une vue d’ensemble de la démarche de Picasso, rarement accessible. Multiformes et multidisciplinaires, les sculptures, les peintures, les céramiques, les dessins, les estampes de Picasso côtoient des masques, des statuettes, des tissus, des pierres, bref, une grande variété d’objets et d’œuvres hétérogènes construisant des ponts à travers l’espace et le temps.
L’affirmation des liens étroits entre les images de Picasso et l’art africain n’est pas inédite. Dans sa préface au catalogue2 – qui ne reflète pas l’exposition du MBAM – Stéphane Martin, président du Musée du Quai Branly – Jacques-Chirac, cite en exemple l’audacieuse démonstration que William Rubin avait élaborée pour le Musée d’Art Moderne de New York3 dans les années 80. Les évidentes références formelles sont reprises et développées dans l’exposition du MBAM avec l’ajout souvent intempestif, voire anachronique, d’œuvres contemporaines.
L’itinéraire suit une ligne chronologique. Dessinée au mur, elle se prolonge de salle en salle. Fractionnée en trois étapes, elle suit la vie de Picasso, de sa naissance à sa mort. Elle indique, exemples à l’appui, la corrélation entre les œuvres d’art provenant des autres cultures et celles du maître. Dès le début des années 1900, déjà, Picasso a été en contact avec des masques et des statuettes provenant du Gabon, du Congo, et des sculptures antiques orientales issues de fouilles archéologiques. Les œuvres africaines et océaniennes sont ordonnées selon des repères temporels qui précisent le moment de leur acquisition et rendent évidente l’influence qu’elles ont eue sur les créations du maître.
Le rythme créé par l’alternance des productions de Picasso avec celles d’origines occidentales, africaines et océaniennes se maintient dans toutes les salles centrales. On croise aussi des œuvres d’autres grands maîtres : Gonzalez, Gauguin ou le Douanier Rousseau, par exemple. Les juxtapositions sont efficaces. Judicieusement placée à côté du Gardien de reliquaire ngulu, fabriquée par un artiste kota de la République du Congo, la Tête d’indien bariolée (1907-1908) reprend certaines propriétés formelles, notamment les lignes répétées de chaque côté de l’axe nasal. La Tête d’homme barbu (1938), sans reproduire exactement toutes les qualités plastiques du Masque mexicain4 qui l’accompagne, exhibe un portrait aux formes animales extrêmement expressives.
La démarche de Picasso est subdivisée en zones distinctes dans lesquelles se logent des constellations tripartites. Chaque groupe réunit certaines œuvres réalisées par l’artiste, celles, dites primitives, dont il a pu s’inspirer, auxquelles s’ajoutent les vidéos, les sculptures, les photographies et les installations réalisées par des artistes contemporains d’origine africaine ou afro-américaine.
Cette juxtaposition qui vient brouiller le thème central se révèle parfois judicieuse. L’ingénieuse construction intitulée La femme à la poussette (1950) poursuit un dialogue intemporel avec les assemblages de Masimbo Hwati (2016). Dans la salle peinte en rouge, le grand bronze intitulé Buste de femme (1931) répond au monumental Masque féminin d’nba / ninba (avant 1902) provenant de la Guinée, auquel s’ajoute La déesse de l’amour (2012) de Romuald Hozoumé, chaque élément du trio revêt une importance équivalente.
L’exposition offre de multiples niveaux d’interprétation. Les références aux aléas de la vie privée de l’artiste y sont nombreuses. Elles indiquent les thématiques liées à son expérience personnelle qui transforment la représentation, celle de la femme, par exemple, tantôt voluptueuse, tantôt monstrueuse. Les faits historiques, les divers événements importants des époques que traverse l’artiste sont aussi minutieusement consignés sur le tracé chronologique. Sans ignorer l’effort déployé pour inclure cette diversité de points de vue, plus anecdotique ou historique, la dynamique mise en dialogue artistique des images produites par l’artiste avec les œuvres africaines et océaniennes semble porteuse de la vision la plus significative, soit la valeur égale de l’autre.
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(1) Nathalie Bondil, d’après le texte de présentation de l’exposition, p. 7.
(2) Sous la direction de Le Fur, Y. 2017. Face à face, Picasso et les arts premiers. Paris : Flammarion.
(3) 1984 : « Primitivism » in 20th Century. Affinity of Tribal and the Modern. MOMA, New York.
(4) Masques, Otomi, Mexique, État d’Hidalgo, San Bartolo, Turtotepec, Piedra Ancha, XXe siècle. Bois, fourrure et cornes. 38 x 25,2 x 21,5 cm.