Pierre&Marie : une tendre inquiétude
C’est au crépuscule de la saison froide que Manif d’art a déployé pour la troisième fois son Jardin d’hiver, un événement prenant place durant les années de repos de sa biennale. Tout au long du mois de mars dernier, des manifestations artistiques publiques, des expositions en bibliothèques et une exposition centrale à l’Espace 400e ont offert l’occasion aux gens de Québec – ou de passage dans la capitale nationale – de se laisser émerveiller par une diversité foisonnante d’œuvres actuelles.
Au cœur de cette « trêve artistique » – comme l’organisme aime à l’appeler – se trouve une volonté d’accessibilité accrue. Julien St-Georges Tremblay, commissaire de cette édition, le formule ainsi : « Jardin d’hiver se veut un événement qui rassemble le plus de générations possible autour d’éléments fantastiques du vivant1. » C’est donc avec la thématique « Apprivoiser nos bestiaires » qu’il a choisi de lancer son invitation aux habitués comme aux néophytes du milieu des arts visuels.
Au cœur de ce déploiement de créatures et d’écosystèmes variés se trouve la toute première exposition intérieure de l’événement, marquée par un solo de Pierre&Marie regroupant des œuvres des dix dernières années, depuis leurs débuts jusqu’aujourd’hui, en un genre de bilan. Selon le commissaire, le travail de ces derniers matérialise sa vision du bestiaire comme liant entre le monde animal et nos imaginaires. Occupant deux étages sur trois de l’Espace 400e, leurs œuvres nous amènent à la rencontre de personnages attachants et loufoques tels que des emoji, des googly eyes, des peluches et des petits animaux naturalisés.
TENDRE ET INQUIÉTANT
Dès son entrée dans la première salle d’exposition, le spectateur est plongé dans une ambiance d’inquiétante étrangeté, éclaircie à l’occasion par des éclats d’innocence. Les installations s’accompagnent d’une œuvre sonore, réalisée en collaboration avec Philippe Lessard Drolet. Les bruits de l’atelier s’y traduisent en un univers acoustique mystérieux évoquant quelque chose de la jungle, où point à l’occasion un « I love You » prononcé par une petite voix que l’on associe à certaines peluches parlantes.
Si les installations attirent d’abord par leur scintillement, leur ludisme et leur familiarité – il est d’ailleurs bien difficile de s’empêcher de caresser l’une ou l’autre des peluches –, elles inquiètent ensuite par les sujets qu’elles révèlent lorsqu’on s’en approche. On remarque que les emoji sombrent dans un étang de goudron et qu’au lieu de jouer, les écureuils se battent pour une cargaison de munitions…
Les Big Broderies (2021), tondo de textile doux représentant de grands yeux d’animaux en peluche, illustrent aussi cet entrelacement de tendresse et d’inquiétude. Si ces yeux nous ont observés affectueusement durant notre enfance, s’ils nous ont rassurés dans nos craintes, ils nous donnent plutôt ici l’impression inconfortable d’être suivis dans la salle d’exposition. Le titre, clin d’œil au Big Brother de George Orwell et à son omniscience, permet de faire plus directement allusion au capitalisme de surveillance ainsi qu’aux technologies que nous alimentons quotidiennement de nos données.
APPRIVOISER NOS BÊTES
La démarche du duo étant marquée par nombre de préoccupations de notre époque, l’environnement se glisse inévitablement dans les thèmes sur lesquels il s’interroge. Comment ne pas voir dans cet extincteur trônant au-dessus d’une masse carbonisée (Ici et maintenant, 2015) notre planète en train de brûler ? Une lumineuse fin du monde (2020), pour sa part, peut raviver l’angoisse existentielle que suscite l’épuisement des ressources, symbolisé dans l’œuvre par trois chandelles de néon clignotantes qui diminuent à vue d’œil. Suivant l’élan du commissaire et son désir d’apprivoiser les bestiaires, les artistes « invite[nt] à s’habituer à des réalités incommodantes2 ». Or, pour eux, il ne s’agit pas d’une démarche engagée, mais plutôt d’un regard sur la vie et sur notre monde : « forcément, l’environnement en fait partie3 ».
La présence de nombreux enfants découvrant avec émerveillement les installations du duo, où affleure constamment la thématique de la crise écologique, offre un contexte tout indiqué pour prendre le temps de réfléchir aux enjeux environnementaux, de se questionner sur l’avenir qui attend ces jeunes générations hyperconscientisées. Graduellement, avec l’aide des artistes, on peut tenter d’apprivoiser cette bête monumentale que constitue l’écoanxiété. Le sentiment d’innocence et de candeur se dégageant des œuvres nous accompagne, atténuant ainsi la violence et la catastrophe qui rôdent et s’immiscent dans les recoins des salles. Par la poésie et le jeu, on trouve au sein de ces installations une « pouffée de rire [qui] attise l’esprit critique, encourage l’expression, pousse à la protection de ce qui nous est cher4 ». Tel un sanctuaire, l’exposition offre ainsi un moment de recueillement, de réflexion ; un répit de la tempête des drames quotidiens.
1 Julien St-Georges Tremblay, « Le Jardin d’hiver 2023 », Manif d’art, en ligne [consulté le 16 mars 2023], https://manifdart.org/jh23/.
2 Julien St-Georges Tremblay, Texte de présentation de la thématique du Jardin d’hiver, 2023.
3 Marie-Pier Lebeau, extrait d’une discussion avec les artistes à l’occasion de l’exposition Des sanctuaires au coeur des brasiers, le 6 mars 2023.
4 St-Georges Tremblay, Texte de presentation, op. cit.
(Exposition)
DES SANCTUAIRES AU COEUR DES BRASIERS
PIERRE&MARIE
COMMISSAIRE : JULIEN ST-GEORGES TREMBLAY
LE JARDIN D’HIVER DE MANIF D’ART ESPACE 400e, QUÉBEC
DU 03 MARS AU 09 AVRIL 2023