Bien des choses ont changé depuis la précédente Biennale d’art autochtone (BACA). La formule, le contexte, l’esprit des lieux. En 2016, les artistes avaient été regroupés par pôles géographiques (Centre, Nord et Côte-Ouest) : on voyageait alors de pavillon en pavillon. Les actuelles commissaires, Niki Little et Becca Taylor, ont misé sur le concept d’une exposition unique, fluide et mouvante, qui correspond mieux à cette quatrième édition de la BACA, aujourd’hui structurée en organisme à but non lucratif. C’est donc, en ce printemps 2018, une seule et même exposition qui rayonne en différents lieux d’accueil. Et cette formule fonctionne plutôt bien.

Lieu fondateur de la première Biennale, la galerie Art Mûr joue la carte du foisonnement des œuvres sur plusieurs étages, jusque dans le moindre recoin. Le Musée des beaux-arts de Sherbrooke est le plus sage dans sa proposition muséale. Quant à La Guilde, elle a déménagé. Elle bénéficie dorénavant d’un espace blanc du sol au plafond, baigné de lumière grâce à une large fenestration : les œuvres en sont rehaussées. Enfin, les commissaires Little et Taylor ont tiré parti dela salle d’exposition de la Galerie d’art Stewart Hall de manière plus intime que ce ne le fut lors de la dernière édition, avec des œuvres moins spectaculaires et davantage espacées, pour que l’ensemble respire.

Les échos, les clins d’œil, les mises en abyme font la richesse de cette Biennale. D’ailleurs, certaines artistes exposent dans plusieurs lieux. L’impression d’unicité s’en trouve renforcée. Parfois, le dialogue s’enrichit de manière surprenante, comme lors du vernissage chez Art Mûr où un banquet joyeux fut dressé pour l’occasion devant l’installation de Caroline Monnet – une table d’apparat – et sa vidéo Creatura Dada (2016) projetée au mur. Sur cette vidéo, des femmes autochtones partagent un festin avec sensualité. La part rituelle et ludique n’échappe pas au spectateur.

Chaque lieu est donc doté d’une forte charge symbolique et l’on perçoit un net refus de dramatisation dans les choix des commissaires. Cela va de pair avec l’idée d’ouvrir vers l’extérieur cette Biennale résolument féminine, d’où une série de performances pour continuer à faire circuler le sens – à la Galerie d’art Stewart Hall, les vestiges de la performance de KC Adams et de Jaime Black ont été posés à même le sol, devant les fenêtres donnant sur le lac. Cette édition veut, par tous les moyens possibles, éviter la déperdition de sens tout autant que la surenchère.

Dyana Danger V007491, 2014 Photographie Crédit photo : PDA Projects

Sur le bout de la langue

Les commissaires viennent l’une de Winnipeg, l’autre d’Edmonton. Comme elles, beaucoup d’artistes parmi les trente-neuf invitées sont anglophones. Le sens du titre nichiwamiskwem | nimidet | ma sœur| my sister en est infléchi – « sister » ayant une plus grande portée symbolique en anglais que « sœur » en français. Le terme de « sororité » aurait mieux rendu compte des liens indéfectibles entre des femmes qui ne sont pas forcément du même sang, du même peuple, de la même langue.

Bénéfice et puissance de la communication lors du long travail de la résilience, savoir ancestral et techniques de survie : ces sujets liés à l’entre-aide sororale transparaissent dans nombre d’œuvres exposées. Ainsi, à la Guilde, Hovak Johnston a conçu une installation consacrée aux tatouages Inuit dans un esprit de revitalisation de cet art et d’élargissement communautaire. À la Guilde, encore, Catherine Blackburn a installé sous vitrine des coussinets de velours noir, brodés de perles de même couleur. Ce serait somptueux si l’artiste n’avait pas choisi d’y faire imprimer des photographies de… langues de membres de sa famille. C’est d’autant plus déroutant que, dessus, elle a planté des épingles, transformant de la sorte les coussinets en pelotes. Mais les épingles ne sont pas distribuées au hasard, elles forment des syllabes de la Nation Dénée. Avec ce Our Mother(s) Tongue (2017), Blackburn image ainsi la violence faite aux enfants autochtones lorsque, dans les pensionnats, on les punissait d’avoir parlé leur langue maternelle en leur enfonçant des épingles dans la bouche. À la Galerie d’art Stewart Hall, sont encadrées cinq photographies de la même artiste : les langues en gros plan. Pas d’épingles cette fois, mais sur chaque langue sont cousues des perles. Celles-ci constituent des motifs floraux de couleurs vives et forment des lettres Dénées en plaqué or. Le langage secret fait partie de l’intime relié à la communauté, un langage qu’on ne peut arracher car il est cousu dans la chair même de la peau.

Albums de famille, au sens large et avec poils

Se comprendre au-delà des mots est l’un des leitmotivs de cette Biennale. D’où la pléthore de portraits, toujours féminins. Des femmes en groupe qui parlent à travers leur posture de reine, leurs vêtements. De femmes seules, qui happent notre regard pour nous faire pénétrer au cœur d’une histoire archivée en noir et blanc – c’est le résultat obtenu par les ferrotypes de Kali Spitzer au Musée des beaux-arts de Sherbrooke.

Aujourd’hui, la femme autochtone est multiple, non réductible à une seule perception : elle est à la fois ancrée dans une tradition ancestrale (Mayoreak et Shuvinai Ashoona, Napachie Pootoogook) ; affirmée socialement sans perdre de vue qu’une pointe d’humour aide à la survie (Shelley Niro) ; sublimée en SuperMaidensTM avec un sens de l’autodérision affirmé (Joi T. Arcand), voire en une héroïne de science-fiction prête à changer le monde (Skawennati).

Chez Art Mûr ou à la Guilde, le jeu du déguisement renforce le ludique, mais ne masque pas la démonstration militante que cette Biennale s’est fixée comme objectif. La renaissance (2018) de Monnet est exemplaire : cette photographie détourne les codes du portrait de groupe tels que l’époque de la Renaissance a pu les instituer, afin de les mettre au service d’un discours revendicateur. L’artiste nous confiait combien cette œuvre, qui fait partie d’un projet plus vaste, vise à « montrer la femme autochtone dans sa beauté, élégance, excentricité, exubérance » et à « la ramener aux premières loges de nos classes sociales1 ».

Chez Art Mûr ou à la Guilde, le jeu du déguisement renforce le ludique, mais ne masque pas la démonstration militante que cette Biennale s’est fixée comme objectif.

Quelle place la femme autochtone peut-elle espérer dans un monde qui s’est construit sans elle mais qui ne peut plus l’ignorer ? L’artiste Dayna Danger s’insère dans une problématique actuelle : l’identité sexuelle. Chez Art Mûr, Danger défait le conformisme genré en une série photographique provocante. Dans une lumière si blanche qu’elle déréalise la scène, sa sœur en blond, elle en brune et toutes deux dévêtues nous font face dans leurs différences et leur complicité. Elles sont affublées d’une énorme queue touffue qui pend entre leurs jambes ou tiennent une crinière dans les mains… en autant de jeux sur le féminin / masculin, la violence pornographique / esthétique érotique, la bête en l’humain. Le résultat est plus fort que d’autres jeux de fourrure et de peau, comme le distrayant Nails d’Uzumaki Cepeda (2017), par ailleurs habituée à ce procédé.

L’exposition de l’intime

À l’appui d’un discours symbolique qui leur tient à cœur, une majorité des artistes a convoqué un visuel animalier. Des crânes de bisons redorés, qu’Eruoma Awashish a surinvestis en tant qu’objets spirituels (Cycle, 2012). De la peau de cerf qui, dans A woman’s Drum (2001) de Lita Fontaine et Battlefield Medecine Flags (2015) de Natalie Ball, échappent au temps par leur valeur d’héritage. Celle de buffle, enfin, que tend Marian Snow pour combiner poésie visuelle et méthode traditionnelle avec Water Dance (2016). S’ajoutent les corbeaux et les corneilles, beaucoup de corbeaux et de corneilles. Sans doute parce que leur symbolique de passeurs entre le monde visible et l’invisible s’imposait dans cette édition.

La sororité, c’est le langage de l’intimité complice. Sur ce point, l’œuvre qui nous a le plus émue est celle qui se goûte dans le silence. Elle se trouve à la Galerie d’art Stewart Hall, en fond de salle. Il faut dépasser les langues de Blackburn et les corbeaux d’Awashish, qui conversent avec efficacité sur les sujets de la transmission et du métissage, du respect et de la sérénité recouvrée. L’artiste Amy Malbeuf occupe la dernière partie de la salle : elle y explore la langue secrète d’un rituel autochtone – se faire couper les cheveux en signe de deuil –, avec deux vidéos côte à côte et, en vis-à-vis, deux photographies, sur aluminium, des nattes coupées. On accède ici à une tradition ancestrale particulièrement touchante. Sur grand écran, The Lengths of Grief : Daughters of Métis Mothers (2016) montre Malbeuf avec l’une de ses sœurs qui lui natte d’abord les cheveux. Si la salle est plongée dans le silence, on entend ensuite avec d’autant plus d’acuité le bruissement des ciseaux qui coupent l’une des magnifiques nattes de l’artiste. Il y a aussi le souffle retenu – qu’on imagine appartenir à celle qui va ritualiser le sacrifice – et qui s’échappe de ses lèvres dans un cri. Enfin, le silence de celle qui l’accepte, en un muet acquiescement. C’est grâce à cette union du bruissement, du souffle qui libère et du mutisme qui dit oui, que se noue le possible langage de l’intime. Se loge alors dans l’entrelacs de ces mots – langage, intime – une forme de douceur inhérente qui rejaillit sur l’ensemble de cette quatrième Biennale. Cependant, que les choses soient claires : la forme d’apaisement qu’on en retient n’invalide en rien la puissance du questionnement.

(1) Entrevue écrite avec Caroline Monnet, datée du 16 mai 2018.

Quatrième Biennale d’art contemporain autochtone Nichiwamiskwem | Nimidet | Ma sœur | My Sister

VOLET EXPOSITION 

Art Mûr, Montréal, du 4 mai au 16 juin 2018

La Guilde, Montréal, du 3 mai au 22 juillet 2018

Galerie d’art Stewart Hall, Pointe Sainte-Claire, du 5 mai au 22 juin 2018

Musée des beaux-arts de Sherbrooke, du 5 mai au 9 septembre 2018