Radical Stitch : le perlage comme acte de résistance
La MacKenzie Art Gallery, à Régina en Saskatchewan, a accueilli cet été la plus vaste exposition de perlage jamais présentée en ce territoire nommé Canada. Commissariée par Sherry Farrell Racette, Michelle LaVallee et Cathy Mattes, Radical Stitch rassemble le travail de quarante-huit artistes autochtones de différentes communautés de l’île de la Tortue (Amérique du Nord).
La pratique traditionnelle du perlage remonte à l’importation des perles de verre par les Européens pour le commerce avec les Autochtones. Bien rapidement, les femmes ont intégré cette nouvelle technique décorative à leur savoir-faire déjà vaste incluant, selon les régions géographiques, les piquants de porc-épic, les coquilles d’ormeau ou encore la peinture et la teinture naturelle sur les peaux tannées. Radical Stitch cherche à offrir un regard actuel sur la pratique du perlage et à faire valoir son importance au sein des communautés autochtones. Les commissaires insistent sur la nécessité de revitaliser les pratiques artisanales affectées par la colonisation, sans pour autant renier leur importance, ni l’agentivité dont ont fait preuve les femmes autochtones pour adapter leurs talents et techniques à l’industrie touristique grandissante depuis le XIXe siècle.
Surtout reconnue pour son travail en photographie, l’artiste haudenosaunee Shelley Niro propose une petite installation qui invite au recueillement. Placé dans une pièce sombre, 1779 (2017) est un monument dédié aux milliers d’Haudenosaunee morts affamés par les techniques de guerre du général américain George Washington, qui a détruit les récoltes, les maisons ainsi que le bétail des villages de cette nation sédentaire qui se situait dans l’État aujourd’hui connu comme celui de New York. Son monument honore également les survivantes et les survivants qui ont été forcés de migrer vers Fort Niagara. Une captation vidéo des remous des chutes Niagara est diffusée en continu sur un écran qui fait office de socle pour l’installation, sur lequel est déposée notamment une paire de bottines perlées. Aujourd’hui, les chutes du Niagara sont surtout reconnues pour leur côté kitsch, leurs boutiques souvenirs, leurs casinos et leurs hôtels. Souhaitant rappeler l’importance sacrée de ce lieu de rencontre, Niro place les milliers de perles qui s’écoulent ainsi en franges sur l’arrière de chacun des souliers, faisant écho au déversement continu d’une quantité phénoménale de litres d’eau dans les chutes.
Ce travail minutieux force le rapprochement avec l’objet, car les détails s’observent dans la proximité. Malgré les tentatives de génocide et l’évangélisation forcée par les colons, dans ce cas-ci américains, Niro montre dans cette œuvre l’importance de la survivance des savoir-faire.
Le travail de la nouvelle génération d’artistes de perlage est aussi représenté. Katherine Boyer, par exemple, offre une veste de cuir d’orignal recouverte de perles représentant le ciel et les nuages. Organisées à la perfection sur le cuir fumé, les spirales dégradées de teintes de bleu s’enchevêtrent les unes sur les autres, démontrant ainsi le maniement technique de Boyer. Nico Williams, de son côté, emploie la technique du off the needle qui consiste à créer une forme à partir de fils et de perles sans les coudre sur un tissu. Amazon Bag (2022) se compose d’un sac en bandoulière traditionnel anishin aabe, mais au lieu d’y faire figurer les motifs traditionnels floraux, Williams représente l’esthétique corporative de la multinationale Amazon, faisant ainsi un commentaire sur les réalités de consommation pour les communautés éloignées qui dépendent de ce type de services postaux.
Ruth Cuthand est sans conteste l’une des perleuses les plus reconnues de sa génération, auprès de qui plusieurs jeunes artistes ont raffiné leur technique. Depuis longtemps, elle s’intéresse à amalgamer des images scientifiques à son travail. Bien connue pour Trading Serie (2009), qui montre des représentations microscopiques de maladies infectieuses transmises par les colons et responsables de la décimation massive des Autochtones durant plus de deux siècles, Cuthand s’intéresse cette fois-ci aux numérisations cérébrales de diverses maladies mentales comme l’anxiété et la dépression. L’artiste cherche à faire connaître la réalité de ces « maladies invisibles » à l’aide des technologies d’imageries médicales. Cette série est également à la fine pointe de la technologie – en perlage du moins –, car il aura fallu attendre la création de perles de verre phosphorescent pour compléter la vision artistique de Cuthand.
Radical Stitch est une célébration de l’agentivité des artistes autochtones du perlage. Présentant sans distinction aucune les œuvres d’artistes contemporains tels Nadia Myre, Nico Williams et Shelley Niro, aux côtés de celles de perleurs traditionnels tels Sandra Okuma, Samuel Thomas, ou même de designers de mode comme Catherine Blackburn et Jamie Okuma, les commissaires parviennent à déconstruire la catégorisation occidentale qui semble irréconciliable entre l’art et les métiers d’art (artisanat). La sélection d’œuvres de Radical Stitch permet une réflexion sur les traditions muséales alors que diverses approches d’une même forme d’art sont exposées, qu’elles soient issues des traditions artistiques contemporaines comme la photographie, l’installation, la vidéo, la mode ou encore l’artisanat traditionnel.
(Exposition)
Radical Stitch
Commissaires : Sherry Farrell Racette, Michelle Lavallee et Cathy Mattes
MacKenzie Art Gallery, Régina
Du 30 avril au 25 septembre 2022