Regard sur l’art contemporain. Paroles de collectionneurs
Claude Morissette, directeur de la Maison de la culture Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension, a pris l’initiative de confier à François Rochon le rôle de commissaire d’une exposition qui réunit les œuvres de personnes qui, comme lui, sont des collectionneurs d’œuvres d’art contemporain.
L’évolution de l’art depuis le début du XXe siècle procède périodiquement par opposition et rupture. Ainsi le ready-made de Marcel Duchamp, qui fait éclater dès 1913 la notion même de l’art. Plus près de nous, dans les années 1970, les artistes de l’installation, de l’art conceptuel ou de la performance ont proposé une nouvelle manière d’envisager la production d’une œuvre artistique. Essentiellement, ils excluent les modèles traditionnels que sont la peinture et la sculpture moderniste. Dès lors s’instaurent un nouveau paradigme, une forme de révolution esthétique.
Pour la sociologue Nathalie Heinich1, l’approche paradigmatique demeure essentielle à la compréhension du développement de l’art et de son milieu2. À la suite de l’art moderne, elle identifie l’avènement de l’art contemporain au tournant des années 1960 et 1970 comme la manifestation d’une nouvelle rupture historique engendrant avec elle de nouveaux codes artistiques. Mais ce n’est pas uniquement sur le plan esthétique que le changement s’opère. Selon ses observations, les transformations gagnent également tout le système de l’art en induisant une refonte complète des questions institutionnelles, organisationnelles et économiques. Dans cette mouvance, le statut des intermédiaires que sont les conservateurs et les commissaires se transforme et s’élargit. L’historien de l’art n’est plus le seul intervenant dans la conception et l’organisation d’événements artistiques. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes et de galeristes jouent également ce rôle. Et qu’en est-il du collectionneur ? C’est dans cette perspective de redéfinition des fonctions du commissaire que Claude Morissette, directeur de la Maison de la culture Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension, a invité le collectionneur François Rochon à agir comme maître d’œuvre de l’exposition Regard sur l’art contemporain. Le commissaire y présente une série de travaux artistiques provenant de six collections contemporaines privées.
Du formalisme à la critique
Pour François Rochon, collectionner l’art constitue une passion, mais aussi une façon de cerner et d’approfondir son époque. Le commissaire précise qu’il a voulu mettre en lumière différents types de collectionneurs dans le Montréal de 2015. Dans le cas de Gérald Bolduc, les œuvres de sa collection s’inscrivent principalement dans le courant de l’art minimal représenté, notamment, par Guy Pellerin et Stéphane La Rue. Chez le premier, son œuvre Vert tendre lumineux légèrement jaunâtre no 430 offre des effets optiques tout en nuance et transparence. Le spectateur est invité à saisir les modulations et les variations subtiles de la lumière à travers trois surfaces monochromes identiques. Chez le deuxième, trois structures intitulées Blanc d’ombres no 2 explorent les particularités propres du shaped canvas en présentant un châssis bombé aux extrémités. Cette manière de procéder permet à la lumière ambiante d’interférer avec le volume irrégulier du cadre. L’œuvre de Monique Mongeau, une suite de quatre surfaces monochromes fortement texturées, est également à souligner pour ses qualités tactiles.
Si la collection de Gérald Bolduc se concentre sur le formalisme, celle d’Alain Tremblay revêt un caractère critique. Pour lui, le pouvoir d’évocation de l’art doit contribuer à la construction d’un monde plus humain. C’est pourquoi il acquiert des œuvres qui explorent de grands thèmes universels, qu’il s’agisse de la spiritualité, de la souffrance ou du pouvoir. S’y retrouvent, par exemple, deux dessins de Sophie Jodoin représentant une poupée personnifiant un être humain et un animal. Il se dégage de ces compositions un sentiment trouble. Les corps inanimés, réalisés avec un crayon Conté sur une feuille Mylar, perturbent le confort du regardeur par l’affliction qu’ils dégagent. Dans un autre registre, l’œuvre Hommage à sa Gracieuse Majesté de Martin Bureau se veut impertinente en parodiant l’autorité monarchique. D’autres créations, d’une grande virtuosité technique, bouclent la sélection d’Alain Tremblay, dont une série de dessins de Yannick Pouliot représentant des vases aux motifs stylisés.
Seul collectionneur à présenter des œuvres vidéographiques, Robert-Jean Chénier invite à découvrir le travail d’Olivia Boudreau et de Patrick Bernatchez. Chez la vidéaste, son œuvre Le bain, réalisée en 2010, évoque à la fois la proximité et la distance entre deux êtres qui s’attirent et se repoussent dans la pesanteur du moment présent. Quant à Patrick Bernatchez, sa vidéographie intitulée Plaza Fashion Nights se déploie dans un bâtiment qui semble désaffecté. La caméra fait découvrir un lieu insolite et étrange avec des séquences filmées au ralenti. Ce choix accentue l’aspect énigmatique et dramatique des scènes qui se succèdent lentement. À souligner également l’immense diptyque de Michael Merrill exécuté sur des panneaux en bois avec de la gouache vinylique. L’artiste reconstitue son ancien atelier dans une perspective à 360 degrés. La matière s’ordonne dans de multiples variations optiques à l’intérieur desquelles les objets s’entremêlent dans une spatialité éclatée. L’effet est réussi.
Au-delà des frontières
Si les œuvres sélectionnées des collections de Gérald Bolduc, de Robert-Jean Chénier et d’Alain Tremblay privilégient un corpus québécois, celles d’Alexandre Taillefer et de Debbie Zakaib misent davantage sur des réalisations d’artistes du Canada anglais et de l’étranger. Réalisée au cœur d’une gigantesque usine d’alimentation chinoise, la photographie du Torontois Edward Burtynsky reflète remarquablement l’atmosphère du travail à la chaîne dans les mégacomplexes industriels. Du côté du Norvégien Simen Johan, sa photographie Untitled no 159 donne à voir un univers naturel où deux cervidés enchevêtrés l’un à l’autre agonisent dans un paysage glacial : œuvre saisissante tant par son contenu, sa grandeur et ses effets plastiques. Quant à la sculpture Faggot de Douglas Coupland, la représentation d’une arme de guerre enroulée d’un filet surprend le spectateur par sa charge politique.
Chez Pierre et Anne-Marie Trahan, la sélection canadienne domine également. Axée majoritairement sur la peinture, mentionnons, à titre de coup de cœur, la monumentale œuvre de Dil Hildebrand intitulée Descending. La représentation offre une plongée dans un monde paysagé aux effets translucides en équilibre entre abstraction et figuration. Quant à Joanie Laplante, les deux photographies d’inspiration surréaliste d’Éliane Excoffier constituent les pièces maîtresses de sa présentation.
L’exposition a le mérite de souligner le rôle d’un groupe de collectionneurs dans le marché et le monde de l’art d’aujourd’hui. Selon Claude Morissette, l’acquisition d’œuvres constitue d’abord un soutien financier pour les artistes et jette les bases d’un patrimoine artistique lié à l’art contemporain. Il rappelle que les dons constituent une part importante des collections muséales. Collectionner, précise-t-il, c’est participer à l’enrichissement culturel de notre société. Cet enrichissement ne peut se faire uniquement par l’action des pouvoirs publics. Le mécénat joue un rôle primordial. Il est donc important que les œuvres des collections privées soient largement diffusées. Voilà l’un des objectifs de l’initiative que représente l’exposition Regards sur l’art contemporain.
(1) Vie des Arts No 235, Été 2014, p. 62-63
(2) Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », 2014, 373 p.
REGARD SUR L’ART CONTEMPORAIN – CARTE BLANCHE À FRANÇOIS ROCHON, COMMISSAIRE ET COLLECTIONNEUR
Maison de la culture Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension, Montréal
Du 23 avril au 14 juin 2015