Retour d’un regard sur lui-même : « Surfaces inertielles et seuils optiques » de Martin Boisseau
Interrompue par le confinement peu après son lancement le 7 mars, cette exposition de tableaux-installations de Martin Boisseau a heureusement connu une deuxième vie au mois de juin. Occasion de reprendre l’expérience phénoménologique unique en son genre de la découverte de la couleur, tombée du ciel dans l’œuvre d’un artiste visuel qui, de son propre aveu, n’y avait jamais rien compris.
Ce n’est pas faute d’avoir usé depuis bientôt trente ans de toute la palette des moyens d’expression (gravure, dessin, photographie, vidéo, sculpture, peinture) pour explorer l’écart entre voir et comprendre. Cette mise en question des dispositifs de la représentation semblait tendue entre les impératifs des titres d’un premier livre d’artiste en 2013, Frapper l’image (soit la trace d’une mine de crayon percutée entre deux pages)1, et d’un autre « atelier de notes » en préparation, Quitter l’image. Comment expliquer le détour par la couleur dans ce parcours iconoclaste exigeant ?
De l’iconoclasme au kaléidoscope
L’occasion en fut fournie par un échange d’intentions créatrices entre sept artistes québécois et sept artistes de Marseille, à un moment où Boisseau ne savait trop quelle voie explorer. Il fit volontiers sienne l’idée du peintre Nicolas Pincemin d’évoquer l’impression de désorientation suscitée par des striures de boue dans un pare-brise en plein orage. De loin en loin, le rythme stroboscopique des essuie-glaces fit place à la pulsation lente et subtile de barres de DEL aux couleurs changeantes, suspendues devant chaque tableau. De même, à la grisaille des giclures courbes se substitua un grillage vertical de dégoulinures de couleurs diluées dans du vernis, puis appliquées à partir du bord supérieur d’un cadre préalablement peint en motifs réguliers de bandes ou de losanges avec une rigueur toute Hard-edge. Les titres des itérations présentées de Surface inertielle et seuil optique (1-Vert/Bleu, 2-Orange/Rouge, 3-Rose/Blanc, 4-Rouge/Noir) nous fournissent des indices superflus sur leurs couleurs premières, l’expérience kaléidoscopique de ces œuvres venant troubler tous les repères de leur appréhension.
Par cette percée à la fois optique et haptique dans la couleur mouvante, Boisseau décentre le champ visuel du visiteur, perdu dans l’espace environnant la peinture sortie du cadre par le biais d’une quatrième dimension temporelle.
Détail savoureusement symbolique : les vernis compliquant de leurs tracés visqueux la lecture d’austères abstractions géométriques dignes des Plasticiens doivent chacun leur teinte à des restants de couleurs hérités de Guido Molinari, dont Martin Boisseau fut l’assistant durant ses dernières années. Les indéfinies combinaisons et permutations des mélanges entre les couleurs d’origine des tableaux, leur revêtement semi-transparent de striures teintées et la séquence chromatique programmée des DEL rappellent également la murale de Jean-Paul Mousseau pour le hall d’entrée du siège d’Hydro-Québec en 1962, avec son cycle de 300 000 ans d’interactions possibles entre huit couleurs de néon et de fibre de verre. On peut aussi songer aux Gongs de cercles multicolores concentriques de Claude Tousignant à la même époque, paraissant investir l’espace de leur résonance, ou mieux encore, à la façon dont la lumière colorée occupe carrément celui-ci en brouillant sa perception dans les environnements perceptuels de James Turrell.
Par-delà le minimalisme performatif de ses travaux précédents, le nouveau corpus de Martin Boisseau réalise peut-être avec plus d’immédiateté et de pénétration à la fois certaines ambitions chromatiques des années 1960 – de l’Op Art au Color Field – visant à dépasser l’autoréférentialité moderniste. Par cette percée à la fois optique et haptique dans la couleur mouvante, Boisseau décentre le champ visuel du visiteur, perdu dans l’espace environnant la peinture sortie du cadre par le biais d’une quatrième dimension temporelle.
Le temps vécu d’une vision hors-cadre
Le temps apporte déjà sa consistance propre au processus de création, puisqu’à chaque étape, le choix de la prochaine couleur du tableau formel ou d’une éventuelle nouvelle coulée de vernis teinté donne lieu pour l’artiste à une longue contemplation intuitive, libre de toute pensée rationnelle ou séquentielle, sous l’éclairage changeant d’une barre de DEL. La durée vécue passe outre le concept d’une saisie visuelle objectivante, pour mener au moment juste du percept multisensoriel (pour parler comme Marshall McLuhan) davantage acoustico-tactile, émergeant du jeu d’alternance figure/fond. L’œuvre devient ainsi le support d’une expérience iconique, où l’on ne regarde pas tant la « fenêtre » d’un tableau devant soi que l’on ne se sent « vu » par l’environnement lui-même en sa présence, déniant à la conscience une perception stable de ses contours. Comme l’explique l’artiste : « Dans l’expérience visuelle que ces tableaux-installations proposent, vient un moment où nous ne savons plus à quoi attribuer (dans quelle proportion) ce que nous percevons : couleur-matière, couleur-lumière, appareil œil-cerveau. »
Outre formes et couleurs, perspectives et textures varient aussi sans cesse, nous laissant en apesanteur devant ce qui oscille entre l’invitante ondulation d’un rideau de lattes et la touffeur fiévreuse d’une jungle de bambous. Flottant entre deux eaux dans l’élément aussi ambiant qu’intérieur de sa propre possibilité rendue palpable, le regard révulsé s’abandonne avec délice au troublant vertige de ce jeu de voiles d’obstacles en transparences, qui le mène tour à tour vers des profondeurs ambiguës ou de mystérieuses éclaircies.
(1) Voir Christian Roy, « Martin Boisseau, Frapper l’image, Noroît, 2013 », Vie des Arts, no 231 (été 2013), p. 122.
Martin Boisseau : Surfaces inertielles et seuils optiques
Galeries Roger Bellemare et Christian Lambert, Montréal
Du 4 au 27 juin 2020