« C’est à moi de saisir et de retenir la ligne qui me paraît vraie; il en est des
attitudes et des mouvements comme des vagues de la mer; elles et ils varient à l’infini; toute la beauté humaine est contenue dans la fable de Protée. Toute une vie, toute une œuvre d’artiste arrive à peine à fixer, pas même à ébaucher, saisir quelques aspects de la nature, la nature aux formes mouvantes et illimitées. » – Auguste Rodin

En collaboration avec le Musée Rodin à Paris, le Musée des beaux-arts de Montréal a mis sur pied l’exposition Métamorphoses. Dans le secret de l’atelier de Rodin, la plus importante exposition consacrée à l’artiste
au Canada. Elle réunit prés de 300 pièces, dont certains chefs-d’œuvre présentés pour la première fois en Amérique : 165 sculptures, des croquis, des aquarelles ainsi qu’une sélection des 70 clichés signés par Eugène Druet, photographe collaborateur de Rodin, récemment acquis par le MBAM.

À la naissance, il y a en chaque être un instinct profond de vie, voire l’espérance d’une mémoire qui s’inscrive sur les pages de son
destin. Né à Paris en 1840 dans un milieu modeste, Auguste Rodin fut un ogre qui s’abandonna à la jouissance de créer, de se créer à travers une œuvre colossale. En démiurge, il extirpa de la terre un univers humain d’une bouleversante sensualité. Révolutionnaires, les sculptures de Rodin suscitent un regard unique et nouveau en art.

En parcourant cette vaste exposition, on est vite enveloppé par un univers de corps, de fragments et de jaillissements de formes qui s’extirpent de la matière, tentant de naître sous nos yeux. Terre, plâtre, crayon, aquarelle, marbre, bronze… s’animent dans une exaltation de formes et de vie. On a l’impression d’être dans l’atelier de l’artiste et, du regard, de feuilleter le
journal intime de l’insatiable créateur, se sentant « déjà vieux dans l’atelier du monde1».

Rompant avec l’académisme, Rodin, artiste ancré dans le XIXe siècle, met littéralement en mouvement le corps humain qu’il explore en penseur solitaire et qu’il anime à travers une écriture de recherche jusqu’à ce que les métaphores de sa pensée puissent venir au monde dans un langage personnel et nouveau. On a l’impression que Rodin, à travers chaque figure
de son œuvre, donne non seulement vie à la matière, mais exprime dans le geste et la posture de ses personnages l’intimité d’un moment unique. Tel est notamment le cas de L’Âge d’airain (1877), de La Muse Whistler (1918) ou encore du Monument à Balzac (1898).

Les personnages

La matrice importante de son œuvre fut très certainement La Porte de l’Enfer, qui accapare l’imaginaire du sculpteur près d’une décennie (1880-1889). Commande d’État, elle donnera au sculpteur l’occasion de faire germer tout un univers de figures, de formes et de personnages, inspirés de La Divine Comédie de Dante Alighieri. Ce célèbre texte de l’époque médiévale fut un véritable répertoire d’images qui a nourri sa création.

Au regard de cette commande, Camille Mauclair écrit en 1918 : « Les figures sont là, innombrables, alignées sur des planches, auprès de la maquette de la porte, et elles représentent toute l’évolution et l’inspiration de Rodin, ce que j’appelais le journal de sa vie sculpté avec son assentiment. » Belle cohue que ces deux cents personnages que l’on débusque sur les vantaux, dans l’espace central et le tympan de La Porte de l’Enfer ! Ils réapparaissent souvent dans des œuvres comme L’Enfant prodigue, L’Adolescent désespéré, Torse d’Adèle, L’Éternel Printemps – avec la figure souvent reprise dans le travail de l’artiste qui montre l’homme cambré soutenant une femme en chute –, La Danaïde, La Pleureuse, Le Poète qui deviendra Le Penseur, représentant Dante dans le projet de La Porte, voire Le Baiser, sans oublier Les Trois Ombres.

Les Bourgeois de Calais marque un moment essentiel pour Rodin. L’œuvre reconstitue la scène historique de la Guerre de Cent Ans où six notables de Calais sont prêts à se sacrifier pour sauver leur ville. Il en sera de même pour les écrivains. On songe ici à Victor Hugo, glorifié à l’égal des grands poètes helléniques, ou encore au Monument à Balzac, qui rompt avec une certaine tradition pour montrer l’auteur de la Comédie humaine sous un jour presque familier tout en magnifiant sa grandeur littéraire.

Comment Rodin a-t-il pu produire une œuvre aussi gigantesque ? Parlant de son métier, le sculpteur de Pan et Nymphe déclare : « Nous sommes des ouvriers dont la journée ne fi nit jamais. » Dans la tradition des maîtres du Moyen-Âge et de la Renaissance, l’atelier de Rodin est une sorte de fourmilière autour de l’artiste – soit une cinquantaine de personnes (modèles, ouvriers qui battent la terre, gâcheurs de plâtre, mouleurs, railleurs, metteurs au point, fondeurs, patineurs, photographes…) – où, à partir des œuvres créées en terre crue, chaque artisan utilise son savoir-faire pour les rendre visibles dans d’autres matériaux. Souvent, le plâtre servait de mémoire vive au modèle en terre en préservant les empreintes sensibles du modèle original. Plus près de nous, Pietrasanta, petite ville médiévale du nord de la Toscane, perpétue aujourd’hui encore cette tradition, adoptée par Henry Moore, Augustin Cardenas, Miro, Arman, Alicia Penalba, Felix de Recondo, César, Botero et tant d’autres artistes.

La métamorphose

Ainsi, Rodin put à son époque expérimenter plusieurs techniques et matériaux. Le dessin aura aussi une grande place dans l’élaboration de son œuvre. Ce qui lui importe, c’est l’expression sensible de ce qu’il ressent et veut faire voir. L’assemblage, le format, les combinaisons de fragments, la posture de personnages amoureux ou solitaires, le regard fuyant d’un désespéré, la saisie d’un moment, d’un mouvement, l’expression d’une émotion qui émerge d’une œuvre dite inachevée, le fi ni (fi nito) et l’inachevé (non-fi nito). La Main de Dieu ou la Création, chef-d’œuvre
qui ouvre l’exposition, en est un excellent exemple. De la gangue de la pierre surgissent, d’une large main aux doigts subtilement polis, les fi gures d’Adam et Ève qu’enserre et extirpe le créateur. Comment ne pas songer ici à la sculpture Jour de Michel-Ange2 dans la chapelle San Lorenzo à Florence où l’œuvre inachevée dans le bloc de marbre garde certains secrets intimes ? Si l’on est loin des corps idéalisés jusqu’à la perfection technique du célèbre sculpteur grec Praxitèle, tant chez Michel-Ange que chez Rodin, c’est une nouvelle ère de la sculpture qui s’amorce, celle qui exalte de l’humain dans sa grandeur et sa fragilité.

Avant de clore cet article, il convient de rendre hommage à Max Stern (1904-1987), qui a fondé la galerie Dominion à Montréal en 1942. Il fut l’un des premiers à avoir exposé le Groupe des Sept, les Automatistes et tant d’autres artistes, tels Kandisky, Henry Moore, Arp, César, Marini, Fernand Léger… Dans sa galerie, on pouvait débusquer plus de sept cents sculptures d’origine canadienne et étrangère, et près de quatre mille tableaux de vieux maîtres jusqu’aux plus récents travaux d’artistes contemporains. Il a importé plus de quatre cents bronzes d’Auguste Rodin à Montréal3.

En voulant percer les secrets de l’âme humaine, Rodin aura su, à travers fragments et formes, donner vie à des corps en mouvement et de toute condition. Cette sensibilité profonde aura non seulement apporté un nouveau souffle à l’art, mais aura permis un regard ému devant la force et la beauté d’un geste amoureux.

(1) Rodin à André Fontainas, le 19 septembre 1900

(2) Il faut lire l’intéressant essai sur Michel-Ange de Dominique Fernandez dans L’Arbre jusqu’aux racines, édition Grasset, où il analyse les impératifs affectifs qui ont contraint Michel-Ange au finito et au non-finito dans son œuvre sculpturale.

(3) On peut lire l’un des derniers entretiens qu’ait accepté Max Stern avant sa mort in Normand Biron, Paroles de l’art, Montréal, édition Québec Amérique, 1988, p.502-509.

MÉTAMORPHOSES. DANS LE SECRET DE L’ATELIER DE RODIN
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 30 mai au 18 octobre 2015