Scénarios de révélations
L’exposition Chroniques d’une Disparition, qui regroupe les œuvres d’Omer Fast, Teresa Margolles, Philippe Parreno, Taryn Simon et José Toirac, cinq artistes de réputation internationale, fait une recension des différents types de disparition, des plus réalistes aux plus conceptuels. « It is also a chronicling of the disappearance of the self », précise son commissaire, John Zeppetelli. C’est par rapport à cette disparition existentielle que se situent les œuvres qu’il a choisies.
La disparition fait plus souvent la une de la presse populaire qu’elle ne sert de thématique à un centre d’art réputé. À peine la nouvelle d’une disparition tombe-t-elle dans la salle des nouvelles que le quotidien s’empresse de montrer la photo de la femme qui a disparu puis, quelques jours plus tard, celle du taillis dans lequel son cadavre a été retrouvé. Toutefois, la disparition ne se limite pas à la sphère du crime sexuel ou crapuleux. Elle a même été pratiquée à grande échelle dans le domaine politique. Faire disparaître des personnes gênantes est une tactique qui garantit une certaine impunité à ceux qui commettent ces exactions, puisque les corps ne sont pas retrouvés. Le titre Chronicle of a disappearance est emprunté au film palestinien du réalisateur Elia Souleiman, qui est retourné en Israël après avoir passé plusieurs années d’exil à New York. La photographie de Taryn Simon intitulée Zahra / Farah, qui représente le cadavre d’une femme ensanglantée dans un décor sordide, pourrait fort bien illustrer le récit d’un meurtre horrible dans un tabloïd. En fait, cette mise en scène d’un expressionnisme artificiel a servi d’image finale au film de Brian de Palma intitulé Redacted. Le réalisateur des Incorruptibles s’est inspiré de l’histoire vraie du viol collectif et du meurtre d’une adolescente par des soldats américains. Or, Zahra Zubaidi, l’actrice irakienne qui incarne la jeune Farah, a reçu des menaces de mort pour avoir accepté de jouer ce rôle. La fiction a pris sa source dans la réalité, et la réalité a rejoint à son tour la fiction.
Pour réaliser le film June 8, 1968, Philippe Parreno s’est appuyé sur les nombreux clichés pris par le photographe de Life qui avait documenté le voyage en train de New York à Washington effectué le 8 juin 1968 par le cercueil qui contenait le corps de Robert Kennedy. Certains en 1968 avaient intérêt à éliminer de la scène politique Robert Kennedy, et Sirhan Sirhan s’est chargé de le faire disparaître. « Faire disparaître » est un euphémisme qui remplace souvent le verbe « tuer ». Le film réalisé en 70 mm, projeté par un procédé numérique sur un très grand écran a été, en réalité, tourné en Californie, et les personnes qui regardent défiler le convoi funèbre sont des acteurs habillés et maquillés à la mode de la fin des années 1960. La photographie de paysages grandioses et l’attitude artificielle des figurants font en sorte qu’il est difficile de ne pas penser aux superproductions pseudo-historiques hollywoodiennes qui ne brillent pas par la vraisemblance. La caméra filmant du train dans lequel se trouve le cadavre, le spectateur est, en quelque sorte, contraint de jouer le rôle du mort que la foule regarde passer en silence.
Mi-vrai, mi-faux
Aujourd’hui, la technologie permet à une seule personne d’en faire disparaître plusieurs sans aucun risque. Le film d’Omer Fast 5,000 feet is the best en fait la démonstration. Cinq mille pieds représentent la meilleure distance pour atteindre une cible à partir d’un drone. C’est ce qu’explique au réalisateur du film un opérateur de Predator – un drone de l’armée de l’air américaine – qui visait, à partir de la base militaire de Las Vegas, les hommes qu’il avait mission de tuer au Pakistan et en Afghanistan. Le film est un curieux mélange de documentaire et de fiction. Le « pilote » du drone, visage brouillé afin de ne pas être reconnaissable, se confie au réalisateur et lui fait part de ce que l’on reconnaît désormais comme un choc post-traumatique. Tuer sans risque physique ne garantit pas l’absence de risque psychologique : angoisses, troubles du sommeil, cauchemars… Alors que l’opérateur du Predator raconte avec une grande sobriété ses souffrances morales, l’acteur qui, alternativement, joue son rôle avale ses antidépresseurs avec ostentation et mime la paranoïa d’une façon exagérée. Quant à la scène dans laquelle des acteurs jouent le rôle d’une famille qui a failli faire partie de ce qu’on appelle les dommages collatéraux, elle a quelque chose de l’invraisemblance optimiste des jeux vidéo.
Quiconque a vu, lors de la 53e Biennale de Venise, l’installation de Teresa Margolles intitulée De que otra cosa podriamos hablar, dans laquelle des linges sanglants étaient suspendus comme des tentures aux murs du pavillon mexicain, sera probablement surpris par la froideur minimaliste de l’installation Plancha : des gouttes d’eau qui tombent du plafond à intervalles réguliers sur des plaques de métal brûlant et s’évaporent aussitôt. Un texte informe le spectateur que cette eau provient d’une morgue de Mexico où elle a servi à laver les cadavres, parmi lesquels se trouvaient probablement des victimes de la guerre des gangs en lien avec les cartels de la drogue. Ainsi, Teresa Margolles, ici aussi, ne parle pas de otra cosa (d’autre chose). C’étaient, en effet, les parents des victimes qui lavaient le sol du palais vénitien avec l’eau souillée de sang provenant des linges qui étaient humidifiés quotidiennement. Même sans la référence à la morgue dans laquelle l’artiste a travaillé, l’installation Plancha est impressionnante. La succession de plaques métalliques évoque la table sur laquelle les corps sont déposés aux fins d’autopsie. L’eau en s’évaporant laisse une concrétion calcaire qui est comme la trace de la personne disparue dans la mémoire de ceux qui l’ont connue.
Le vrai trompeur
La disparition peut aussi être appréhendée sous un angle conceptuel, sans que soit laissé de côté pour autant le propos politique. C’est ce que réussit à faire José Toirac dans son œuvre intitulée Opus. L’artiste cubain a fait disparaître tous les mots d’un interminable discours de Fidel Castro pour ne garder que les chiffres. Ceux-ci sont projetés en blanc sur un écran noir tandis que le presidente les prononce avec emphase sans omettre ni la virgule, ni les décimales qui la suivent, ce qui est particulièrement ridicule lorsqu’il s’agit de très grands nombres. Les chiffres, facilement manipulables, surtout dans un régime dictatorial, sont assénés en guise d’arguments. Dépourvus de référents, ils confrontent le spectateur à l’absurdité si souvent présente dans le domaine politique. Quant à Fidel Castro dont la voix résonne dans la salle, il a aujourd’hui disparu de la scène politique.
Bien différente de l’image troublante de Zahra / Farah, exposée seule dans une petite salle, est l’extraordinaire suite photographique intitulée An American Index of the Hidden and Unfamiliar de Taryn Simon qui se déploie sur deux étages. Ces photos réussissent la gageure d’être à la fois esthétiques et documentaires. Elles sont d’ailleurs toutes complétées par une longue fiche qui révèle les multiples difficultés que l’artiste a dû vaincre pour parvenir à les réaliser. Ici, des stocks de capsules contenant des déchets radioactifs dont il est impossible de s’approcher sans protection. Là, un homme qui marche dans le couloir de la mort. Ici, quelques milliards en billets de banque. Là, un étrange appareil qui sert à cryogéniser ceux qui ne se résignent pas à mourir une fois pour toutes. C’est le moi de l’Amérique dont Taryn Simon fait le portrait sous de multiples formes en révélant ce qui est caché aux yeux du citoyen moyen. Y a-t-il meilleure façon de lutter contre « the disappearance of the self » ?
À vrai dire, rien ne garantit que les capsules photographiées par Taryn Simon contiennent des déchets radioactifs ou que l’eau qui tombe sur la Plancha provienne effectivement d’une morgue mexicaine. C’est le fait même de l’art de susciter le doute et l’interrogation. Ce ne sont pas des révélations que le visiteur doit attendre des œuvres qui font partie de cette exposition, mais bien plutôt des scénarios de révélations qu’il lui appartiendra d’interpréter avec son intelligence et sa sensibilité.
CHRONIQUES D’UNE DISPARITION
Omer Fast, Teresa Margolles, Philippe Parreno, Taryn Simon, José Toirac
DHC/ART Fondation pour l’art contemporain
451 et 465, rue Saint-Jean Montréal
Tél. : 514 849-3742
www.dhc-art.org
Commissaire John Zeppetelli
Du 19 janvier au 13 mai 2012