Réunir dans une seule exposition une sélection d’œuvres représentatives des vingt-cinq années de pratique de Véronique Doucet constitue un défi en soi. C’est d’autant plus le cas que sa démarche se fonde sur l’accumulation, notamment d’artefacts et d’écofacts glanés sur le territoire qu’elle habite, et se caractérise par le recours à une diversité de moyens d’expression, incluant la peinture, la sculpture et l’installation, ainsi que la performance, le militantisme et la mobilisation citoyenne.


La présente exposition se déploie dans une salle en trois zones successives, partiellement délimitées par des cloisons temporaires. Cette mise en espace démultiplie les cimaises qu’offre la pièce et aménage un parcours en méandres d’un corpus à l’autre. Celui-ci permet de relier librement les œuvres entre elles, sans nécessairement se plier à une interprétation linéaire et chronologique du travail de Doucet.

Dans la première zone, la série Autopsie d’une autoroute (2018-2019)1 émane d’un protocole que l’artiste s’impose, qui consiste à réemprunter régulièrement le même parcours, à pied ou à la course, afin de photographier ou ramasser ce qui se trouve aux abords de son chemin. En région, les axes de transport routier assurent la mobilité de la population, mais aussi l’exportation de la matière première et l’acheminement de la machinerie et de la main-d’œuvre nécessaires à son exploitation. Ils conditionnent une part importante de l’expérience du territoire. Prenant acte de cette situation, l’artiste photographie de manière indifférenciée les végétaux, les animaux morts et les rebuts qu’elle trouve en déambulant, et les intègre à des tableaux rehaussés à l’acrylique. De façon très directe, au terme d’une enquête de terrain atypique, elle revalorise ainsi quantité de résidus d’une consommation débridée. En incorporant des animaux morts naturalisés à ses assemblages sculpturaux, elle représente aussi la prédation exercée par notre société de consommation effrénée et la fragilité des écosystèmes naturels, alors que la quantité de débris d’objets de la vie courante témoigne de leur obsolescence programmée.

Vue de l’exposition Femme au front de Véronique Doucet (2023-2024). Photo : Christian Leduc

À son arrivée en Abitibi, Véronique Doucet est choquée par les répercussions de l’activité minière sur le territoire. Elle s’engage alors résolument dans une démarche écologique militante, notamment avec Aldermac : plantation minière (2005). Elle expose des photographies ainsi que des échantillons d’eau et de résidus miniers générateurs d’acide issus du site abandonné de la mine Aldermac. S’ajoutent à cela une performance d’une « milice environnementale » plantant des arbres dans le sol acide du lieu, et une distribution de cartes postales exigeant la restauration du site, adressées aux instances gouvernementales de l’époque. La section centrale de l’exposition au Musée d’art de Rouyn-Noranda montre certaines de ces photographies et des vidéos de la performance de la milice. En 2008, le fonds de restauration des sites contaminés, placé sous la responsabilité du gouvernement du Québec, accorde un financement destiné à la réhabilitation de la zone. Évalués à 16,5 millions de dollars, les travaux débutent à l’automne et s’échelonnent sur deux ans. Dans le cadre du volet provincial de « La marche (est haute) », un événement portant sur la marche, organisé par le commissaire Éric Mattson, Doucet réalise Aldermac vert ? (2018). Elle parcourt alors à nouveau le site afin d’en rapporter la régénération sur les réseaux sociaux. Dans la présente exposition, le regroupement des photographies d’Aldermac : plantation minière et d’Aldermac vert ? souligne la portée réelle des gestes artistiques de Doucet et met en avant son engagement dans la sphère sociale, dans le débat public et auprès de ses concitoyen·ne·s.

Tout au long de son parcours, Véronique Doucet a en effet manifesté une volonté farouche de dénouer les liens de pouvoir de façon à créer un sentiment de communauté ancré dans le territoire. Dans Territoire cosmétique à (re)coudre (2017-2018)2, elle invite des femmes anichinabées et allochtones à témoigner, autour de la confection d’une immense robe de bas cousus, des sévices qu’elles ont subis. Dans un geste ultime de guérison, elle porte la parole de ces femmes et médite sur leur douleur, juchée soixante-douze heures durant au sommet d’un arbre en forêt, recouverte de cette courtepointe. L’objet lui-même et une captation vidéo de cette performance se retrouvent dans l’exposition. Dans le même espace, l’œuvre (Re)cueillir le territoire (2022)3, émanant elle aussi d’un rituel méditatif, se déploie comme un mandala au sol. La réparation d’outrages prend ici la forme d’une accumulation et d’une revalorisation de vestiges naturels, notamment par un fin travail textile, et offre un temps de pause et de réflexion sur les offenses infligées au territoire par l’activité minière et forestière dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue. Cette dynamique d’exploitation et de déracinement imprègne de vives tensions intimes la vie des êtres vivants qui la subissent. Véronique Doucet, par ses gestes artistiques ritualisés et sa démarche de militante écologiste, s’identifie de manière presque fusionnelle avec ces blessures tributaires d’une activité économique mondialisée peu respecteuse des territoires et des personnes qui y habitent. 

Vue de l’exposition Femme au front de Véronique Doucet (2023-2024). Photo : Christian Leduc

1 Dans le présent article, j’ai choisi quelques œuvres qui me permettent de dégager l’évolution du travail de Véronique Doucet autour de l’exploitation des ressources et autour de notre société fondée sur cette activité économique mondialisée. Le nombre d’œuvres retenues par les commissaires est beaucoup plus important et développe aussi d’autres questions que celles que j’aborde ici. Coéditée par le Musée d’art de Rouyn-Noranda et le Centre SAGAMIE, une publication incluant des textes des commissaires, de Sylvie Tourangeau et de Maia Morel accompagne l’exposition.

2 Performance présentée dans le cadre de l’exposition Aki Odehi. Cicatrices de la Terre-Mère au Centre d’exposition de Val-d’Or, la même année.

3 Installation réalisée dans le contexte du microprogramme de deuxième cycle en pratiques artistiques contemporaines, à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.


FEMME AU FRONT
VÉRONIQUE DOUCET
COMMISSAIRE : JEAN-JACQUES LACHAPELLE ET HÉLÈNE BACQUET
MUSÉE D’ART DE ROUYN-NORANDA
DU 13 OCTOBRE 2023 AU 14 JANVIER 2024