Serge Lemoyne : réintégrer le narratif
C’est avec une exposition d’ampleur que le Musée national des beaux-arts du Québec consacre Serge Lemoyne. On y découvre cet artiste marquant des années 1960, instigateur des premiers happenings au Québec, mais surtout un défenseur de « l’art pour tous ». Le parcours non chronologique ainsi que les nombreux textes de salles et documents d’archives permettent justement de saisir la cohérence de son propos, engagé et libérateur, mais aussi sa place dans l’histoire du Québec.
Une figure historique
S’insérant dans un moment de destruction des frontières en arts, Lemoyne marque les esprits de sa rébellion artistique. Non seulement voulait-il toucher les personnes ne se sentant pas concernées par les arts, mais il désirait aussi faire connaître (et reconnaître) les artistes visuels québécois, exclus des médias. En témoigne sa série Hommages aux artistes vivants (1987), dont l’exposition accompagnée d’une vidéo d’archives laisse une impression surréelle de « rencontres au sommet » de l’histoire de l’art québécois1.
Par ailleurs, si la période de la Révolution tranquille est marquée d’une volonté des artistes de rejoindre le plus grand public, Lemoyne s’y inscrit parfaitement. De fait, la démocratisation des arts caractérise l’ensemble de sa carrière, tandis qu’il souhaite faire tomber le mur entre œuvres et spectateurs. On le remarque à ses happenings mettant de l’avant le public, comme l’événement Slap Shot (1972) où l’action des participants, invités à faire des lancers frappés en direction d’un gardien de but, était diffusée aux côtés d’enregistrements de matchs du Tricolore. Le musée semble d’ailleurs faire un clin d’œil à cet événement à travers ses jeux de hockey sur table au centre de la première salle, dont les parties sont retransmises en direct sur les téléviseurs les côtoyant, près de rediffusions de matchs du Canadien.
L’abolition des frontières entre art et vie constitue la continuité de cette volonté de démocratisation. Les œuvres créées à partir de morceaux de la maison de l’artiste à Acton Vale en sont un excellent exemple. Non seulement elles emploient des référents communs, mais certaines d’entre elles ont même impliqué la participation de « non-artistes ». Par exemple, en 1994, Lemoyne invitait les élèves de l’école Roger-La-Brecque à venir peindre sa maison avec lui. Bien que cette démocratisation nous semble aujourd’hui banale, il s’agit à l’époque d’une révolution artistique dont l’exposition montre bien l’ampleur.
Tricolore et identité québécoise
Lemoyne est aussi connu pour avoir intégré la culture populaire à sa pratique. Les impatients seront d’ailleurs bien heureux de plonger dès la première salle dans l’univers de la période « bleu-blanc-rouge ». Ces couleurs de la Sainte-Flanelle sont utilisées par l’artiste pendant dix ans pour des toiles inspirées du Canadien de Montréal et de ses étoiles telles que Guy Lafleur et Ken Dryden – dont le masque fait partie de l’exposition.
Au-delà du renvoi au sport, les trois couleurs réfèrent à quelque chose de bien plus grand : « Le bleu-blanc-rouge, c’est nous autres ; c’est notre culture, c’est notre histoire : c’est le drapeau des Français et des Britanniques […]. Le bleu-blanc-rouge c’est le rouge du Canada et c’est le bleu du Québec2. » Outre l’aspect quasi religieux de la dévotion québécoise au Tricolore, ces peintures témoignent d’un fait culturel, national, identitaire ; un propos qui résonne fortement entre les murs du premier musée d’État du Québec. Néanmoins, à l’époque actuelle, ce discours peut aussi amener son ensemble de questionnements : Quelle est notre histoire ? Comment s’est-elle construite ? Il est d’ailleurs intéressant que la narration de ces œuvres s’entrelace à celle du hockey, symbole hautement identitaire dont les constituants changent avec le temps3. Si le discours de Lemoyne témoigne magnifiquement d’une époque de nationalisme, il nous amène aujourd’hui à nous demander qu’est-ce que l’identité québécoise. Est-elle construite uniquement du bleu français et du rouge britannique?
Émancipation sociale et identité québécoise
Bien que Lemoyne ait été l’un des artistes les plus importants de la Révolution tranquille, il sombrait lentement dans l’oubli. Avec une exposition d’une telle ampleur, le musée souhaite le réintégrer – avec raison – dans le narratif4. Le spectateur est amené à découvrir la place de Lemoyne dans l’histoire du Québec, l’émancipation sociale à laquelle il a participé, l’identité québécoise qu’il a tenté de définir. Si certains peuvent critiquer l’absence de plusieurs strates de la société dans cette définition, il est important de situer l’artiste dans son époque, où certains enjeux n’étaient pas discutés. Cependant, la beauté d’un tel discours, exposé aujourd’hui, c’est qu’il peut nous servir de tremplin. Ainsi, au sortir de cette exposition, pouvons-nous nous demander : Quelle est finalement cette – ou même ces – identité(s) québécoise(s) ?
1 La série comporte des hommages à Françoise Sullivan, Jean Paul Riopelle, COZIC, Guido Molinari, et bien d’autres. Dans la vidéo, prise le soir du vernissage de cette série, on assiste à des entrevues avec Lemoyne, bien sûr, mais aussi Armand Vaillancourt, Pierre Gauvreau et Edmund Alleyn.
2 Citation de Serge Lemoyne, 1992. (Voir le dossier de presse du MNBAQ, p. 2.)
3 Notons qu’à présent le Canadien déclare les territoires autochtones non cédés au début de chaque match.
4 Information tirée d’une entrevue avec la commissaire de l’exposition, Eve-Lyne Beaudry, réalisée le 18 novembre 2021.
(Exposition)
Lemoyne. Hors Jeu
Serge Lemoyne
Musée National des beaux-arts du Québec
Du 28 Octobre 2021 au 9 Janvier 2022