À l’occasion de la 15e édition du Mois de la Photo à Montréal – désormais rebaptisé MOMENTA, biennale de l’image –, le Musée d’art contemporain de Montréal accueille la série Paperwork and the Will of Capital de l’artiste new-yorkaise Taryn Simon.

La présence de Taryn Simon figure majeure de la photographie contemporaine, a d’autant plus d’impact que le commissaire de MOMENTA, Ami Barak, avec qui nous nous sommes entretenus quelque temps avant
l’inauguration1, considère le travail de Simon comme « un point d’accroche véritablement emblématique » du propos général de cette biennale de l’image qui est de « poser la question de l’image fixe ou en mouvement comme témoin du réel ».

Paperwork and the Will of Capital (2015) se compose d’une série de grandes photographies en couleur d’arrangements floraux se détachant sur un fond abstrait, accompagnées d’un texte et présentées en même temps que plusieurs vitrines sur un socle qui contiennent des herbariums se rapportant aux fleurs des bouquets. Comment le thème des fleurs, qui peut sembler a priori anecdotique, rejoint-il les préoccupations d’une artiste connue pour questionner de manière très critique la politique de la représentation ? Ceux qui connaissent un peu son œuvre se souviennent certainement de sa magistrale série The Innocents (2003), où elle a photographié des individus qui ont fait de longues années de prison aux États-Unis après avoir été condamnés par erreur, et ce, souvent sur la base de l’interprétation erronée de photographies. Simon y remettait en question la crédibilité du médium utilisé comme arbitre de justice. Dans Paperwork, elle s’intéresse à l’effet de l’image fabriquée, tout en faisant se rencontrer – avec brio – l’histoire de l’art, l’horticulture et la géopolitique. Comme le rappelle Ami Barak, «l’image, quoi qu’il arrive n’est jamais un miroir de la réalité, elle est toujours affaire de subjectivité. La Biennale prend à partie la tendance à considérer une image comme une fenêtre sur la réalité». C’est exactement ce que fait Simon qui attire l’attention sur une réalité historique (les signatures des grands traités entre les pays après 1944), en proposant au regard des photographies de ses reproductions
exactes des arrangements floraux qui ont servi de décor à ces événements.

Comme pour chacune des séries de Taryn Simon, l’ensemble obtenu est l’aboutissement d’un très long processus, qui a presque des allures scientifiques: se basant sur des images d’archives (photos de presse), Simon a identifié avec l’aide d’un botaniste les espèces de fleurs utilisées lors des différentes signatures d’accords. Ensuite, elle a fait venir du plus grand marché floral mondial (en Hollande, où transitent quelque 20 millions
de fleurs par jour) les espèces qui lui ont permis de recomposer à l’identique les différents bouquets ayant retenu son attention. Le tout lui a été livré à New York. Après avoir photographié les bouquets, elle a fait sécher les fleurs qu’elle a rassemblées et pressées dans des herbiers destinés à être exposés. D’un format imposant, chaque photographie de bouquet a été soigneusement placée dans un cadre en acajou – qui rappelle le mobilier typique des grandes salles de conférence – comportant sur le côté un petit espace réservé au cartel explicatif. Le résultat est d’une précision extrême, reflétant le souci de perfection formelle qui caractérise Simon, et assure à ses images un effet percutant. Élément indispensable, le texte précise le lieu, la date et le nom des signataires, en décrivant l’objectif du traité et ses enjeux, et en signalant les critiques dont il a fait l’objet, ainsi que ses éventuels effets sur les populations concernées. Pour les fleurs, tant le nom scientifique que le pays d’origine sont également précisés.

De manière générale, nous ne savons pas grand-chose des traités internationaux, si ce n’est qu’ils influencent fortement le destin de nom-
breuses populations et s’élaborent aujourd’hui dans l’esprit de la mondialisation, c’est-à-dire qu’ils portent sur des échanges de biens et
d’argent à l’échelle mondiale. Ainsi, l’une des œuvres de l’exposition présente le bouquet qui a servi de décoration florale lors de la signature d’un traité entre l’Australie et le Cambodge, en 2014, au sujet du transfert au Cambodge de réfugiés et de demandeurs d’asile arrivés en Australie et détenus sur l’île de Nauru. En échange, l’Australie s’est engagée à fournir de l’aide au Cambodge, pour un montant de 40 millions de dollars (australiens). Outre l’attitude franchement hostile du gouvernement australien envers les réfugiés, le texte évoque les réactions négatives que l’accord a suscitées, parmi plusieurs ONG et organismes redoutant de voir les droits de ces réfugiés bafoués et convaincus que cet accord crée un dangereux précédent.

Le choix d’un bouquet pour faire allusion aux implications des traités n’est pas innocent et traduit une stratégie subtile de la part de l’artiste. Composé de fleurs issues de régions éloignées les unes des autres et de climats très diversifiés, chaque bouquet photographié est le fruit direct de la mondialisation qui permet de rassembler en vingt-quatre heures des fleurs des quatre coins du monde. Simon prend soin d’indiquer pour chaque espèce son origine géographique. Cet arrangement photographié constitue un « bouquet impossible », à l’instar des bouquets peints par les peintres hollandais et flamands au XVIIe siècle, dont le regardeur savait que la composition, fruit de leur imagination, était irréalisable. « Il faut savoir », rappelle Ami Barak, « que les fleurs ont aussi été synonymes de crises financières majeures, par exemple, au XVIe siècle lorsqu’une trop forte
spéculation sur les bulbes de tulipes a provoqué une catastrophe en Hollande, la fameuse “crise des tulipes”.»

Face aux bouquets, on pense aux fleurs originales, témoins silencieux d’échanges et de palabres autour de la signature des traités: ces derniers ont mené ou mèneront très probablement à d’autres crises importantes, dans le sillage de celles qui ont marqué le début du XXIe siècle. La
présence de The Will of Capital (La Volonté de la Finance) dans le titre de la série prend tout son sens. La décision de sécher les fleurs utilisées, puis de les présenter dans des herbiers à l’intérieur d’une vitrine, toujours accompagnées de descriptions et d’explications, peut sembler curieuse : comme si les photographies ne suffisaient pas à elles seules à nous relier au moment historique, Simon a utilisé les résidus de son processus et leur a conféré un statut proche de celui de la relique. Alors que les bouquets originaux ont disparu et que les effets des traités et signatures représentent une sorte de brouillard pour la majorité des populations, leur réapparition
sur scène sous forme de photographies et de planches d’herbier jouerait alors le rôle d’une sentinelle nous avertissant de rester aux aguets. Taryn Simon entend- elle prouver quelque chose, communiquer un message? « Je la vois comme une lanceuse d’alerte, consciente d’enjeux critiques dans le monde », précise Ami Barak. « Elle signale avec une grande précision, mais
sans moralisme, des situations embarrassantes. C’est sa force. » Paperwork and the Will of Capital a donné lieu à un livre éponyme reprenant l’en-
semble des œuvres. Déployée dans une seule salle, l’exposition de photographies et de sculptures présentée au Musée comprend environ la moitié des œuvres de la série.

(1) Notre entretien avec Ami Barak a eu lieu le 21 août 2017, à Montréal.

Taryn Simon Paperwork and the Will of Capital
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 6 septembre au 13 novembre 2017