Témoin et souvenirs : le refus de l’oubli
J’ai eu l’occasion d’assister au vernissage de la première exposition individuelle au Canada de l’artiste multidisciplinaire irakien de renommée internationale Ali Eyal à la SAW Gallery, à Ottawa. C’était une célébration animée de la culture arabe avec un DJ et de la cuisine syrienne. En entrant dans la galerie, un autre récit était toutefois raconté : un rappel du vingtième anniversaire de l’invasion de l’Irak, en 2003, et de ses conséquences transmis à travers les propres souvenirs de l’artiste.
Né en 1994, Eyal crée des œuvres qui tendent à combiner des objets usuels dans des espaces oniriques irréels. Dans cette exposition, il a rassemblé des dessins, des peintures et des installations vidéo afin de raconter une histoire qui explore ses souvenirs des terrifiants événements qui se sont déroulés durant son enfance dans sa ville natale de Bagdad. Je me suis promenée dans l’espace en contemplant les messages contenus dans chacune des œuvres et je suis repartie ce jour-là avec un sentiment de gratitude pour avoir expérimenté un récit de commémoration, d’existence et de vie.
Je suis revenue à la galerie quelques mois plus tard afin de visiter l’exposition lors d’un moment plus tranquille. On m’a remis un plan de l’espace qui présentait la circulation des œuvres, qui me guidait dans le récit. En tant que commissaire, j’ai tendance à suivre le parcours d’une exposition à travers sa narration. J’ai débuté à l’entrée en observant les œuvres de plus près. J’ai accueilli les émotions inconfortables qui m’ont envahie, que je n’avais pas eu le temps d’explorer pleinement lors du vernissage. Il n’y avait pas de cartels ni de textes aux murs – une stratégie utilisée afin de laisser place à l’environnement naturel de l’espace, sans les limites du cube blanc. Les murs étaient peints d’un bleu foncé et les lumières étaient tamisées, créant ainsi une ambiance morose où les souvenirs semblaient sombres et estompés. Les premières toiles, non encadrées, préparaient le terrain avec des dessins : c’est la main de l’artiste qui nous guidait. Un sentiment d’anxiété s’est fait sentir en voyant des explosions et des destructions cauchemardesques, avec à l’arrière-plan le thème récurrent des yeux exorbités. Y a-t-il des arbres, du brouillard ou des bâtiments au loin ? Un peigne apparaît, peut-être que des souvenirs refoulés qui refont surface lui démangent le cerveau. Dans une autre image, des objets aléatoires – des ciseaux, une brosse – donnent le ton et offrent un aperçu du chaos ; l’imagerie des yeux exorbités et une voiture apparaissent au loin. La destruction en arrière-plan se reflète dans le miroir d’une voiture, ou ce pourrait être la tête du conducteur ; alors que des mains autour de ce cadre retiennent tout ensemble. Où était l’artiste ? Était-il dans la voiture ? Était-il témoin ? Qu’est-il arrivé ?
Le 28 février 2023, j’ai eu une conversation avec Eyal. Je lui ai posé des questions sur l’imagerie récurrente des yeux exorbités pour savoir ce qu’ils représentent ; j’ai supposé qu’ils appartenaient à un arbre qui avait été témoin de la toxicité de la guerre, et qui l’avait exposée.
« Il s’agit, a-t-il répondu, d’une plante toxique qui pousse sur une ferme fictive en référence à une ferme réelle qui a été perdue, c’est une substance persistante qui est liée à la contamination. Où cela s’en va-t-il lorsque c’est oublié, et lorsque c’est toujours visible ? »
La ferme fictive acquérait un sens à mes yeux, alors que je commençais à comprendre les souvenirs. La boîte de carton, avec laquelle Eyal s’amuse pour explorer diverses techniques, m’a amenée à me demander s’il n’avait que ce support à sa disposition. Une tête disparaît alors que son cerveau prend le dessus et devient un paysage. Ses oreilles sont à l’extérieur, offrant des preuves de la destruction, peut-être une allusion aux sons qui ont pu les fracasser. Les sons de la destruction et des échos demeurent à l’intérieur de cette tête alors qu’une référence à la chenille fait surface. Qu’est-il arrivé à l’environnement et qu’est-il arrivé au cerveau lorsque son environnement a été détruit ?
Ailleurs, une scène se déroule sur une table de cuisine : un jouet d’enfant, un chevalet détruit et des parties du corps dispersées. Il y a un vide dans cette scène ; était-ce après coup ? Nous comprenons un peu mieux l’artiste alors qu’un accident de voiture nous rappelle où il était placé ; les écrits et les citations peuvent être vus comme un clin d’œil à la résilience, un moment de réflexion à propos de ce qui a été et de ce qui est. Rien n’est en sécurité, tout est détruit par ces souvenirs perdus dans la tête. Et tout juste comme nous prenons le temps de disséquer tous les petits détails en suivant les lignes qui nous amènent à connecter les points pour comprendre ce qui est arrivé, nous faisons face à une scène de mort dans un jardin, et une référence à l’équipe nationale de soccer se trouve dans le titre d’une œuvre. S’agit-il de l’espace de ce qui a été, des gens qui ont existé sur ce territoire ? Au cours de notre conversation, Eyal et moi avons parlé de cette peinture et des possibilités de normalité dans la ferme.
« De nombreuses choses se déroulent à la ferme, je les ai inventées afin de fertiliser sa terre puisqu’elle n’a pas été modernisée et que rien ne s’y est déroulé depuis que les fermiers et leur famille ont disparu durant la guerre ; je pensais à une façon d’élargir cette narration et de récupérer ces récits », m’a expliqué Eyal.
The Blue Ink Pocket, and (2022), une projection vidéo de la taille d’un mur, remplit le fond de l’espace. Eyal partage en arabe le récit de son expérience artistique qui a mené à cette exposition individuelle. Il ouvre une armoire de laquelle il sort une œuvre à la fois. Des toiles brisées montrent des images de parties du corps démembré, présentant les conséquences de la guerre qui se répercutent non seulement sur les êtres humains, mais sur tout ce qu’ils ont de précieux. Le film nous force à réfléchir aux effets de la guerre et à la manière dont elle affecte les paysages et les vies, alors que l’artiste demeure anonyme, s’éloignant de la caméra et refusant toujours de montrer son visage. Cette œuvre ne lie pas seulement les différentes parties du récit de l’exposition, elle offre également un espace de réflexion sur la création d’expositions complexes et sur la façon dont les artistes qui sont affectés par des catastrophes poursuivent leur vie et leur travail suite à celles-ci. Malgré le fait d’avoir été déplacé de sa maison et écarté de son art, Eyal continue à créer et à survivre.
Alors que je me plonge dans la « politique du refus » définie par la chercheuse mohawk Audra Simpson1, je pense aux œuvres d’Eyal comme à un refus de l’oubli. Il nous présente les répercussions perpétuelles de l’invasion de son pays à travers une mémoire qui offre un aperçu des dommages qui ont affecté l’environnement et déplacé son peuple. J’ai demandé à Eyal s’il croyait adopter une posture de refus avec l’ensemble de ce travail, pensant que cela lui redonnerait, ainsi qu’au territoire, aux œuvres et aux insectes, une souveraineté sur leur histoire. Il m’a partagé le récit suivant : « Oui, le refus est présent. Durant cette période, on forçait les fermiers à raconter des histoires fictives. Mon oncle a été l’un de ceux qui ont refusé, et il a été emprisonné, c’est pourquoi je me sers de la fiction comme d’un outil puissant pour me réapproprier les récits. Une ferme qui a été perdue est en train d’être récupérée. Je refuse aussi de montrer mon visage. » Le refus d’Eyal d’oublier, d’accepter les stéréotypes violents, d’ignorer la destruction du territoire, de permettre à ses œuvres d’être déplacées, et de se montrer joue un rôle clé dans ce récit.
1 Audra Simpson, « On Ethnographic Refusal: Indigeneity, “Voice” and Colonial Citizenship », Junctures, nº 9 (2007), p. 67-80.
(Exposition)
ALI EYAL: IN THE HEAD’S DUSK
COMMISSAIRE : AMIN ALSADEN
SAW GALLERY, OTTAWA
1er DÉCEMBRE 2022 AU 4 MARS 2023
Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise est publiée sur viedesarts.com