Territoire disputé
L’édition 2022 de la Biennale d’art contemporain autochtone (BACA) s’inscrit dans le mouvement militant de réappropriation de leurs terres par les Autochtones, des revendications dont le « cri » de ralliement, « landback », donne son titre à l’événement. En écho aux expositions de groupe thématiques, l’artiste Alexis Gros-Louis, originaire de Wendake, et le commissaire Terry Randy Awashish, un Atikamekw de la communauté d’Opitciwan, réunis par la BACA, présentent une installation explorant des expressions autochtones d’appartenance au territoire et les symboles de son accaparement par les colons. Dans un rapport dynamique au lieu de présentation, le duo met en avant l’histoire de terres disputées depuis les premiers contacts avec les Européens. L’exposition se déploie dans deux salles au deuxième étage de la galerie Art Mûr.
Dans la plus petite salle, à proximité de l’entrée, un texte de présentation en langue atikamekw rompt avec la pratique au Québec de s’adresser à un public francophone ou anglophone, et affirme délibérément la nation d’appartenance du commissaire Terry Randy Awashish. Au centre de l’espace, un cercle de pieux de bois verticaux rappelle les palissades entourant les anciens villages des Iroquoiens du Saint-Laurent et des Grands Lacs. À l’opposé de cette figure de protection communautaire, un rectangle bleu au plancher marqué d’un fanion de plastique, comme ceux identifiant la présence de pipelines ou de conduites de gaz, évoque la désignation sur carte de claim minier dissociant le sous-sol de la surface et permettant l’accaparement des terres typique de ce secteur économique. Dans un coin, sous une lumière artificielle pousse un plant de tabac, une espèce cultivée et prisée par les Iroquoiens pour ses vertus spirituelles, attestant ici de leur cosmogonie. À première vue disparates, ces éléments déploient tout un vocabulaire où s’expriment les liens coutumiers des Autochtones au territoire et la monopolisation de celui-ci par le colonisateur. À ce titre, ils situent d’emblée le propos dans un espace disputé.
La présentation dans l’autre salle reprend le même vocabulaire, mais l’enrichit de références culturelles témoignant de l’évolution historique de ces tensions. Douze petits tableaux abstraits composés chacun de deux aplats de couleur superposés opposent une interprétation colorée des noms wendats associés à différentes périodes de l’année en fonction de cycles cérémoniels, à la palette du Groupe des sept, reconnu comme la première école paysagiste canadienne. Ces peintres ont dépeint le Nord de l’Ontario comme une nature sauvage inhabitée, contribuant ainsi à l’édification d’une culture nationale ignorant la préséance des Premiers Peuples sur ces territoires, tout comme une certaine tradition photographique américaine devant les paysages de l’Ouest des États-Unis à laquelle les artistes réfèrent également. Alexis Gros-Louis renverse cette dynamique et titre chacun des petits tableaux en langue wendat, en anglais et en français, en fonction du vécu quotidien intimement lié à la nature des premiers habitants tout au long de l’année, conformément au calendrier de sa culture dont il s’inspire. Dans un geste de réappropriation, il fait ainsi passer à l’avant-plan ce que les toiles des célèbres peintres canadiens avaient rendu invisible.
À proximité, un mètre carré archéologique érigé en sculpture témoigne d’un réinvestissement similaire des outils et des méthodes scientifiques ayant servi à faire connaître les cultures autochtones, voire à les définir comme appartenant au passé. La composition en strates de ce cube de fouille évoque aussi la géologie du territoire, son évolution dans un temps long bien au-delà de l’histoire humaine. L’utilisation de matériaux de construction usinés, tels le béton, le bois, la mousse de polystyrène et la pelouse artificielle, souligne également le régime d’extraction, de production et de consommation qui prévaut aujourd’hui dans l’exploitation des ressources. Ce système économique dont beaucoup de communautés autochtones sont exclues ne leur assure d’ailleurs pas un accès équitable aux mêmes matériaux de construction. Une volonté critique similaire anime la présentation de tessons de poterie dans des aires désignées sur le plancher de la galerie et marquées par des fanions de plastique. Ici, la disposition regroupée de ces derniers et leurs agencements s’inspirent des barrages de pêche Mnjikaning, les plus gros et les mieux conservés en Amérique du Nord, ayant servi depuis environ 3300 av. J.-C. et utilisés pendant des siècles avant 1650 par les Wendats, maintenant désignés lieu historique situé en Ontario. J’y ai pour ma part aussi vu les branches à angle utilisées par les Innus pour communiquer en forêt, lors de déplacements liés à leur mode de vie traditionnel1.
Somme toute, dans cette installation, l’artiste Alexis Gros-Louis et le commissaire Terry Randy Awashish se réapproprient un vocabulaire propre à leurs nations réciproques, toutes deux représentatives des deux grands groupes de Premières nations du Québec, les Iroquoiens et les Algonquiens. En les redéfinissant de l’intérieur, ils parviennent à dénoncer les rapports coloniaux qui ont pesé sur elles, en même temps qu’ils développent un langage plastique contemporain personnel.
1. Dans son ouvrage Moi « Mestenapeu », Mathieu André, un Innu reconnu pour sa découverte du minerai de fer de Schefferville, dresse un lexique de ce vocabulaire. Voir Mathieu Mestenapeu André, Moi « Mestenapeu » (Traduction montagnaise, Édition Ino, 1984). J’ai retrouvé cet ouvrage lors de recherches autour d’archives de mon père, un géologue ayant cartographié la même région pour le compte de la Iron Ore.
(Exposition)
Önenha’; Wen’wa’/ [Superimpositions]
Alexis Gros-Louis
Commissaire : Terry Randy Awashish
Galerie Shé:kon, Montréal
Espace projet, Biennale d’art contemporain autochtone (BACA)
Du 7 mai au 18 juin 2022