Présentée au Jeu de Paume à Paris, L’œil de la révolution est l’exposition la plus importante à ce jour des œuvres de la photographe Tina Modotti (1896-1942). En 1913, alors âgée de 16 ans, l’artiste émigre de l’Italie à la Californie, pour ensuite rapidement partir vers le Mexique à l’issue de la révolution mexicaine (1910-1920). Elle arrive au pays alors que celui-ci entre dans une intense période de tumulte en raison de sa transition vers la modernité. La vie au Mexique, perçue à partir d’un point de vue axé sur la matérialité et son animation, était le sujet de prédilection de Modotti. Elle documentait toutes les facettes de l’existence humaine jusqu’à la façon dont elle s’entrelace avec la lumière, le toucher et la vision. Au fil de l’exposition, la vie de la photographe nous est présentée tel un projet artistique : nous découvrons son quotidien parmi les travailleurs et travailleuses, les artistes et les pauvres.

Les 240 images de L’œil de la révolution, toutes réalisées entre 1920 et 1930, sont le produit d’une courte vie et d’une carrière artistique encore plus brève. La solide narration qui sous-tend l’exposition la structure en cinq segments. Elle commence par les jeunes années de l’artiste à Los Angeles, puis suit sa période d’apprentissage avec le photographe moderniste Edward Weston. Un troisième segment présente son choix d’adopter le genre du documentaire social, alors qu’un quatrième met l’accent sur ses portraits de sujets mexicains. La dernière partie aborde son engagement dans l’activisme politique.

Tina Modotti, Mains tenant un manche de pelle (vers 1926-1927). Photographie. Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico. Courtoisie du Jeu de Paume, Paris


L’introduction de l’exposition montre la grande inspiration que Modotti a puisée dans ses souvenirs d’enfance en Italie et sa conscience des classes qui s’est formée en grandissant dans la pauvreté. Dans cette première salle, la proposition s’appuie sur des informations textuelles ainsi que sur une documentation biographique. Dès lors, nous constatons que la solidarité et l’intimité, qui sont à l’origine de ses photographies, sont mises de l’avant dans le récit de l’exposition. Nous découvrons des images qui mettent en scène des gens définis par l’adversité, la dignité et le travail. C’est ce que montre l’attention minutieuse portée à la matérialité de la vie quotidienne, comme l’habillement, les tâches modestes telles que le lavage des vêtements à la main, et les travailleurs et travailleuses qui exécutent un labeur manuel non reconnu.

Un fil conducteur se dessine à travers la narration de L’œil de la révolution : la place du formalisme esthétique dans la réception du travail de Modotti. Chez elle, cela se manifeste par une tendance à éviter les spécificités historiques et les références concrètes au profit d’un intérêt pour les formes géométriques et organiques en tant que telles. Dans le deuxième espace de l’exposition, des images d’Edward Weston sont juxtaposées aux siennes, montrant l’accent mis par Modotti sur la forme et influençant ainsi l’analyse que l’on fera de la relation entre les deux artistes; ce segment nous invite à réviser la perception que nous avons de sa contribution à la photographie féministe. Il se trouve dans son œuvre un sens de l’abstraction par le biais duquel la géométrie de l’image souligne le positionnement des éléments, dirige l’attention vers l’artifice qu’est une photographie. Une impression de théâtralité se dégage ainsi de plusieurs de ses compositions.

Tina Modotti, Réservoir no1 (1927). Tirage gélatino-argentique réalisé par Manuel Álvarez Bravo. Avec l’aimable autorisation de la galerie Throckmorton Fine Art, New York

Par exemple, Réservoir no1 (1927) montre une immense cuve et un travailleur se tenant tout en haut d’une très longue échelle appuyée contre celle-ci. La précarité de sa position est amplifiée par l’atténuation des détails, tels que le motif répétitif composé par les centaines de boulons qui maintiennent le réservoir en place. Un autre exemple de l’irréfutable intérêt que porte Modotti au motif se manifeste dans la photographie d’un chapiteau de cirque, où quatre hommes coiffés de chapeaux sont relégués au bas et à gauche de l’image, tout le reste de la composition étant consacré au motif de la toile bien tendue au-dessus de leur tête. Enfin, autre composition saisissante, Homme portant une poutre (1928) présente une connotation religieuse dans sa configuration cruciforme. Pourtant, l’essence de cette photographie réside dans la puissance et la force se reflétant dans l’apparente confiance du travailleur alors qu’il fait face à l’âpreté de sa tâche. L’œuvre suscite en même temps une impression d’«instantanéité» puisque le cadrage coupe partiellement deux autres travailleurs, faisant d’eux de simples éléments de la composition. Le visage de l’homme est assombri par la lourde poutre qu’il transporte et par l’angle sélectif de l’appareil photo.

Tina Modotti, Homme portant une poutre (1928). Photographie. Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico
Courtoisie du Jeu de Paume, Paris


Dans la photographie moderniste, une attention particulière a souvent été portée à la mise en place des éléments dans la composition. Cette démarche consiste à positionner une entité ou un être dans une image; c’est une façon d’accéder au sujet non pas en tant qu’objet, mais en tant que « sujet animé». On obtient alors une impression de suspension : un événement est en train de se produire. En termes de poétique, on peut qualifier cela de sentiment d’artifice, une abstraction; la chose qui se raconte en image, ici et maintenant, avec et dans notre regard.

Alors que l’exposition met de l’avant la quête générale de Modotti pour les particularités de l’abstraction, la troisième partie suit le tournant pris par l’artiste vers le documentaire social, loin de la «pure » photographie. Autour des années 1930, l’éditrice Anita Brenner invitait Modotti à réaliser un livre qui arpenterait les paysages, l’architecture et la culture populaire du Mexique. Le résultat a donné une plus grande visibilité tant à ses œuvres qu’à celles de Weston. L’expérience de voyager à travers le Mexique tout en travaillant sur le projet a approfondi le contact de la photographe avec le pays et sa population. Le livre, acclamé par le public, l’a initiée au domaine du photojournalisme, lequel a pu jouer un rôle dans l’intégration du militantisme à même sa photographie sensible.

Tina Modotti, Faucille, cartouchière et épi de maïs (1927). Photographie. Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico. Courtoisie du Jeu de Paume, Paris


Conventionnellement, un portrait représente un individu, une personne dotée d’un nom et d’une histoire. Cependant, dans le quatrième segment de l’exposition, nous découvrons principalement des portraits de gens inconnus. Modotti retire toute individualité à ses sujets afin de permettre à l’abstraction d’émerger – elle met ainsi en lumière l’universalité qu’ils incarnent. C’est cette dimension qui rend ses photographies actuelles.

La cinquième partie de l’exposition réaffirme un autre aspect de l’avant-garde moderne : son ambition de transformer la relation entre l’art et la vie quotidienne pour en faire ressortir la dimension politique. Durant cette période, Modotti a ralenti sa pratique artistique au profit de ses engagements militants, de sorte que cette section fait moins appel à sa production en atelier et s’appuie davantage sur des éléments textuels et «journalistiques». Ce segment se conclut par le récit de son départ pour la Russie, puis pour l’Espagne, où elle se liera avec le mouvement républicain lors de la révolution. Elle retournera finalement au Mexique, où elle décédera en 1942, ne laissant aucune trace d’un quelconque travail photographique réalisé après 1930.

Tina Modotti, Femme au drapeau (1927). Image digitale. The Museum of Modern Art, New York © 2024 Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence


L’œil de la révolution montre la compréhension qu’avait Modotti des textures en relation avec la matérialité et la forme, tout en soulignant leur place dans les expériences vécues par les gens «ordinaires» dans un contexte de lutte des classes. La photographe fait ressortir les surfaces visibles de la pierre, du bois, du tissu et du fer, révélant la théâtralité de leur environnement. Ici, la simplicité, loin de se résumer à une caractéristique physique, constitue un trait distinctif de la poésie de Modotti. C’est le «chant de la matière» scandé par ses sujets. Tous les aspects de la texture en sont habités. Nonobstant les domaines documentaire et historique, même ses photographies qui représentent la pauvreté et l’oppression incarnent l’enchantement de la lumière qui joue sur les qualités texturales des choses simples et des environnements banals. La sensibilité de Modotti révèle notre être touché par la lumière et par cet éclat que l’on appelle la beauté.

Abel Plenn, Tina Modotti (1927). Image digitale. The Museum of Modern Art, New York © 2024 Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence

(Traduction) CATHERINE BARNABÉ


L’ŒIL DE LA RÉVOLUTION. TINA MODOTTI

COMMISSAIRE : ISABEL TEJEDA MARTÍN

JEU DE PAUME (PARIS)

DU 13 FÉVRIER AU 12 MAI 2024