Transformer l’essence du héros : [man]oeuvres de Precy Numbi à Québec
En 2023 à Québec, « Monstres, martyrs et cieux », la 24e édition du Mois Multi, a pris un élan sans pareil. Spectacles et expositions avaient lieu simultanément. À cela s’ajoutaient deux parcours extérieurs, une programmation vidéo en bibliothèque, une trousse virtuelle à emporter, ainsi que le « volet pro » : un espace virtuel développé durant la pandémie qui accueillait, sur une période de trois jours, les discussions des membres de la communauté artistique.
Les salles étaient pleines et c’est plus de 3 000 visiteurs qui ont parcouru l’Espace 400e garni d’installations interactives. Parmi celles-là, on comptait notamment L’en deçà (2022) de Béchard Hudon, convoquant les profondeurs du fleuve par la biophonie ; Aquaphoneia (2016) de Navid Navab et Michael Montanaro, transmutant la voix par des processus alchimiques ; The Carousel (2022) de Peter William Holden, œuvre cinétique d’animation lente, dont les formes mécaniquement changeantes donnent l’impression que Malevitch s’éclate. L’une des plus curieuses, cependant, peut-être parce qu’elle n’a pas l’aspect poli de toutes les autres, ou qu’elle est immobile sur des socles, était une série de mannequins immenses placés en vitrine. Precy Numbi, un artiste de la République démocratique du Congo, présentait trois robots constitués de débris technologiques et de morceaux de métal. On aurait cru rencontrer des Transformers de Marvel, ces héros mi-hommes mi-machines qui peuplaient l’imaginaire de notre enfance au temps où le pétrole coûtait cinquante cennes le litre1.
Il n’est pas anodin que la première exposition de l’artiste éco-futuriste en Amérique ait lieu à Québec. La capitale nationale est la ville canadienne où la proportion de kilomètres d’autoroutes par nombre d’habitants est la plus élevée2. La question des transports, véritable plaie ouverte, y fait constamment l’actualité. Québec paraît donc l’endroit idéal pour mettre en avant les œuvres que l’artiste réalise à partir de débris de voitures et de détritus engendrés par l’obsolescence programmée. Le Kinois recycle les déchets industriels que les pays favorisés déposent non loin de son village d’origine. Il les détourne joliment et son ironie grinçante fait tache d’huile.
De surcroît, Québec est le berceau de la « manœuvre », forme d’art-action théorisée au début des années 1990 par le performeur Alain-Martin Richard, alors membre du collectif Inter/Le Lieu. Les œuvres de Numbi y font écho au point que le commissaire du Mois Multi, Émile Beauchemin, a judicieusement associé la démarche de l’artiste à ce concept : « Robot sapiens Kimbalambala, ce sont des sculptures qui se transforment, par moments, en manœuvre. Ces étonnantes carcasses s’activent et avancent sans phares, sans rétroviseurs, sans pare-chocs, sans permis de conduire, sans immatriculation, sans confort ni alarme. À l’image de la société et de sa mauvaise conduite3. »
Mais qu’est-ce qu’une manœuvre ? Une intervention dans un lieu non spécifique au champ de l’art. Richard précise qu’il y aurait des manœuvres immatérielles, des manœuvres médiatiques et des manœuvres urbaines. Numbi place indéniablement ses œuvres dans cette dernière catégorie, en prenant « le corps comme mesure de l’espace urbain ». Car la manœuvre n’est pas un objet, « elle n’est pas le résultat d’un travail, elle est le travail lui-même ». La manœuvre est mouvement et processus. « La manœuvre supprime donc l’extrême visibilité de l’artiste comme centre d’intérêt, comme être mythique. Elle détourne l’attention passive du spectateur vers l’attention active de l’intervenant4 ».
L’artiste multidisciplinaire s’inscrit dans la tradition de l’arte povera, en résonance avec « le système D » – « D » pour débrouille – propre à la vie kinoise. Ses œuvres critiques enclenchent des processus d’intersubjectivité, particulièrement lorsqu’il les crée avec des enfants défavorisés5 ou qu’il s’habille de ses défroques robotiques pour déambuler dans l’espace urbain de façon inattendue. Cette « manière de s’inscrire dans un corps social6 », il sera fort intéressant de la vivre lors de l’événement PASSAGES INSOLITES, qui, exceptionnellement cet été, comprendra un volet performatif. Cette fois, les productions Recto-Verso, en codiffusion avec l’organisme EXMURO arts publics, accueilleront Precy Numbi en personne.
Kinshasa et Québec ont ceci de commun qu’elles sont établies près de fleuves grandioses. Hormis ce détail, lorsqu’on passe de l’une à l’autre, c’est le dépaysement assuré. La mégapole où Precy Numbi demeure totalise plus de dix-sept millions d’habitants, tandis que Québec en compte moins d’un million. Il est à prévoir qu’une manœuvre, « immixtion sauvage et incongrue dans le quotidien7 », ébranle certaines perspectives bien ancrées. De Boeck rappelle que le rythme de la vie urbaine n’est pas imposé uniquement par les infrastructures, « mais que la ville est en grande partie façonnée par les paysages mentaux et sociaux8 ». Peut-on présumer que le passage de Precy Numbi, détonnant au sein du paysage automobile de Québec, déroutera les idées stationnaires des chantres de la voiture ?
1 Guy Dubé, « Le prix de l’essence varie de 40,7 à 52,9 cents le litre », Le Soleil, mercredi 12 janvier 1983, p. B1.
2 Nicolas Roberge, « Le réseau démesuré d’autoroutes inachevées de Québec », Québec urbain, 30 août 2010, en ligne [consulté le 20 janvier 2023].
3 Programme du Mois Multi, en ligne [consulté le 20 janvier 2023].
4 Toutes les citations de ce paragraphe sont tirées de : Alain-Martin Richard, « Énoncés généraux : matériau, manœuvre », dans Alain-Martin Richard. Performances, manœuvres et autres hypothèses de disparition, (Toronto/Alma : FADO/Sagamie Éditions d’art, 2012), p. 87.
5 Africalia, « Precy Numbi, RDC – Art visuel », fiche de l’artiste, en ligne [consulté le 17 mars 2023].
6 Alain-Martin Richard, « Alicia, huit manœuvres en quête d’un territoire », dans Richard, op. cit., p. 255.
7 Ibid.
8 Filip De Boeck et Sammy Baloji, Suturing the City, Living Together in Congo’s Urban Worlds (Londres : Autograph ABP, 2016), p. 111.
(Exposition)
ROBOT SAPIENS KIMBALAMBALA PRECY NUMBI
MOIS MULTI
ESPACE 400e, QUÉBEC
DU 1er AU 26 FÉVRIER 2023