« Ce que je crée est le fruit d’une expression artistique qui se canalise à travers moi. […] La mode n’est que le médium(1). » Ces deux phrases résument à la perfection l’œuvre vestimentaire de Lee Alexander McQueen (1969-2010), que le public a pu découvrir dans le cadre de l’exposition qui lui a été consacrée. On doit cette initiative au Los Angeles County Museum of Art, qui a reçu de la part de la collectionneuse Regina J. Drucker un don de costumes signés par le créateur britannique(2). Nanti de ces parures, le musée californien entreprit aussitôt de concevoir un événement mettant en dialogue les vêtements du couturier et des œuvres d’art provenant de ses inventaires, pièces artistiques couplées, pour l’itération québécoise, à d’autres objets issus du répertoire de l’institution nationale(3).

Tailleur d’exception, doué pour la coupe et la réalisation de patrons complexes, McQueen n’a pas choisi la confection vestimentaire pour flatter l’esthétique des personnes. Il s’en servait plutôt comme vecteur d’expressivité et comme intermédiaire pour réfléchir à propos de la (sa) vie, la mort, la nature et des distinctions culturelles. Novateur, le couturier l’aura été sur plusieurs plans, à commencer par l’éloignement qu’il prit vis-à-vis des critères conventionnels de beauté et des proportions. Il s’évertua à faire tomber les barrières et à déconstruire les règles du design4, tout en réitérant astucieusement les manières de faire ancestrales. C’est ainsi que cet « enfant terrible de la mode » est parvenu, grâce à son immense talent, son aplomb et sa lucidité, à gagner les faveurs de la critique, comme en témoignait la série photographique présentée dans la première salle de l’exposition, qui faisait penser à des photogrammes extraits d’un film documentaire montrant les moments phares de sa réussite professionnelle5.

Cette référence tacite au cinéma avait ceci d’éclairant qu’elle évoquait l’importance qu’a eue le septième art pour McQueen6 : il s’en est inspiré entre autres pour orchestrer la narrativité de ses défilés-spectacles flamboyants, provocateurs et immersifs. Chaque collection possédait son propre « scénario » animé par les préoccupations personnelles du designer, qui s’enivrait des grands et des petits moments de l’histoire, des arts visuels, ou de la tauromachie, à l’instar de Goya et de Picasso, auquel il fait allusion dans La danse du taureau torturé (printemps-été 2002). Sa pensée créatrice était continuellement mobilisée par différents enjeux sociologiques historiques (l’impérialisme et la colonisation) ou plus actuels (la globalisation et les changements climatiques), préoccupations plurielles resserrées en quatre thèmes qui cadençaient les salles de l’exposition.

Les visiteurs étaient d’abord accueillis par des évocations de nuages qui reflétaient la thématique de la première section, consacrée au mythe. Parsemés de références célestes, les vêtements – et les objets d’art – présentés rappelaient l’Antiquité, la mythologie, l’iconographie byzantine, la Renaissance, systèmes de croyances qui n’ont cessé d’interpeller le créateur jusqu’à sa toute dernière collection, intitulée de manière posthume Anges et démons (automne-hiver 2010-2011).

Manuel Cipriano Gomes Mafra, Urne (vers 1865-1887). Los Angeles County Museum of Art, don de Barbara Barbara et Marty Frenkel. Photo : Museum Associates/LACMA
Alexander McQueen, Ensemble pour femme (printemps-été 2010). De la collection l’Atlantide de Platon. Los Angeles County Museum of Art, don de la collection Regina J. Drucker. Photo : Museum Associates/LACMA

Outre la relation physique qu’il entretenait avec les pièces qu’il confectionnait, le couturier manifestait sa sensibilité à travers les histoires passées qu’il remodelait au gré de ses fantaisies, transformant ces épopées en songes autour de la tradition, de la découverte, du pouvoir, de la violence et de la persécution. Baignée dans une relative obscurité qui lui donnait des airs de ruelle angoissante, la deuxième salle était au diapason des récits ténébreux ancrés dans les vêtements de McQueen, qui revisitait notamment l’hostilité des Anglais envers les Écossais et le sort des sorcières de Salem. Sa fascination pour le passé nourrissait son attrait pour les costumes d’époque, qu’il réinterprétait à sa façon, comme l’attestait la présentation contiguë de ses tenues et d’habits plus anciens dans la section suivante, dédiée à la technique et à l’innovation.

S’il a continuellement regardé dans le rétroviseur, McQueen n’a jamais renoncé au traitement inventif des textiles, n’hésitant pas à utiliser les technologies émergentes. Cette inclination était liée à ses préoccupations pour l’évolution et l’existence, qu’il estimait menacées par le consumérisme. C’est spécifiquement pour insuffler l’idée d’un possible recommencement tout droit sorti des profondeurs de la mer que le couturier créa l’extravagante collection L’Atlantide de Platon (printemps-été 2010). Cet heureux présage d’une humanité renouvelée laissait une impression durable dans l’esprit du public au terme de sa visite.

En fin de compte, on constate que la production vestimentaire de Lee Alexander McQueen répond aux particularités de l’art contemporain, à commencer par son refus d’avaliser l’idée d’une esthétique universelle, mais aussi par son appétence pour l’interdisciplinarité, l’hybridité des cultures, des temporalités, des techniques, des genres, du majeur et du mineur. Alors, couturier ou artiste? Et pourquoi pas les deux!

1 « What I do is an artistic expression which is channeled through me. […] Fashion is just the medium. » (Traduction libre.) Clarissa M. Esguerra et Michaela Hansen (dir.), Lee Alexander McQueen. Mind, Mythos, Muse, catalogue d’exposition (New York, DelMonico Books, 2022), p. 11.
2 Initialement intitulée Lee Alexander McQueen. Mind, Mythos, Muse, cette première exposition s’est tenue entre le 24 avril et le 9 octobre 2022 au LACMA.
3 Certaines œuvres présentées appartenaient également aux collections du Musée des beaux-arts du Canada et du Musée des beaux-arts de Montréal.
4 Judith Watt, Alexander McQueen. The Life and the Legacy (New York, Harper Design, 2012), p. 19.
5 Dès 1996, il est couronné British Designer of the Year, prix qu’il remportera à quatre reprises, avant de recevoir le prestigieux titre de Commander of the Order of the British Empire en 2003.
6 Stanley Kubrick, Sydney Pollack, Sam Taylor-Johnson et James Cameron figurent parmi les réalisateurs prisés par le couturier.

 


ALEXANDER MCQUEEN. L’ART RENCONTRE LA MODE
COMMISSAIRE : MAUDE LÉVESQUE
MUSÉE NATIONAL DES BEAUX-ARTS DU QUÉBEC
DU 15 JUIN AU 10 SEPTEMBRE 2023