Une exposition virtuelle pour reconsidérer l’histoire de l’art au Canada : « 150 ans | 150 œuvres »
Un peu comme s’il s’agissait d’un geste prémonitoire aux effets de la COVID-19, c’est en mai 2018 que la Galerie de l’UQAM lance l’exposition virtuelle « 150 ans | 150 œuvres : l’art au Canada comme acte d’histoire ». Un vaste nombre d’internautes a ainsi pu se familiariser avec les visites virtuelles d’exposition, deux ans avant le confinement obligatoire de mars 2020.
Sous la direction de Louise Déry et le commissariat de Josée Desforges, ce voyage à travers le temps a nécessité plusieurs années de travail et surtout une collaboration sans faille entre l’Université du Québec à Montréal et le Musée virtuel du Canada, sans compter tous les musées qui détiennent les œuvres ici mises en valeur. Cent cinquante œuvres ont été choisies et répertoriées sous quatre grands thèmes aux contours poreux : représenter l’histoire, faire l’histoire, élargir l’histoire et rouvrir l’histoire. La sélection nous force à constater que les approches analytiques des œuvres varient considérablement d’une année à l’autre, voire d’un fait d’histoire à l’autre. Peu importe, car l’ouvrage est monumental. Non seulement le sens des œuvres se dévoile-t-il à travers la visite, mais chaque terme spécialisé est également défini dans de courtes rubriques synthétiques complémentaires dynamiques. Au fond, il s’agit d’une immense mosaïque d’œuvres illustrant le regard subjectif de l’artiste, associé à l’histoire politique, sociale et esthétique du Canada. Se dégage en pointillés la positon critique et personnelle de chaque créateur et, bien évidemment, de la commissaire qui a fait les choix. D’ailleurs, celle-ci spécifie dans son mot d’introduction les critères qui ont influencé son corpus. « Elle [l’exposition] revisite l’histoire canadienne en l’illustrant de 150 œuvres d’art qui l’ont, en quelque sorte, construite ou transformée en un siècle et demi ». C’est le terme transformée qui pointe ici le cœur de la fonction principale de l’art, car même si la fréquentation des musées avant la crise sanitaire mondiale était en hausse de manière significative, d’aucuns peuvent encore se demander à quoi sert l’art et quel est son réel pouvoir dans notre société actuelle aux prises avec des problèmes de tous ordres.
Deux processus de découverte sont proposés par le site. La méthode aléatoire, qui insiste avant tout sur l’œuvre, ou l’organisation chronologique. On met alors l’accent sur le fait d’histoire, ou sur la transgression de l’art par rapport à un parcours prévisible. Dans les deux cas, le visiteur virtuel peut s’appuyer sur des textes concis et compréhensibles qui analysent l’histoire et son interprétation par l’artiste. Grâce aux différentes catégories proposées, il peut avoir un regard à 360 degrés des grands moments de l’histoire de l’art et de l’histoire du Canada. Efficacement pédagogique, l’exposition virtuelle recèle des inventions ayant toutes pour but de permettre une rétention de la connaissance. Est-ce à dire que la pédagogie mise en place par la commissaire de cette exposition est justement le vecteur de la pragmatique de l’art ? Faire des choix personnels d’œuvres afin de concevoir sa propre exposition est ici un exemple. Répondre à une série de questions de type quiz dont les réponses se trouvent justement dans les textes en est un autre. Tout cela fait avec doigté, sans aucune condescendance. Il faut d’ailleurs se souvenir qu’au début des années quatre-vingts, une nouvelle approche des visites commentées dans les musées voulait faire découvrir aux jeunes et au public en général les grands mouvements de l’art. Par des techniques de participation, on les soumettait à des exercices qui marquaient leur mémoire étant eux-mêmes dans le processus de production d’un objet artistique.
Cent cinquante oeuvres ont été choisies et répertoriées sous quatre grands thèmes aux contours poreux : représenter l’histoire, faire l’histoire, élargir
l’histoire et rouvrir l’histoire.
Par ailleurs, dès les premiers pas dans ce parcours virtuel, le visiteur apprend que l’art n’a pas ici l’intention d’accepter les erreurs historiques. Si la Loi sur les Indiens, Indian Act, date de 1876, dans son œuvre du même titre de 2002, Nadia Myre s’oppose avec vigueur à la tutelle que l’État voulait faire vivre aux Autochtones. Par la technique du perlage, elle se réapproprie le texte en gommant les passages discriminatoires. Œuvre monumentale ayant nécessité le talent traditionnel de plus de deux cents personnes, l’installation, dont on devine l’ampleur par les photographies de salles d’expositions, est une ode à la résistance. L’internaute déduit par lui-même que la fonction critique de l’art lui donne une force sourde trop souvent insoupçonnée. De plus, l’histoire est ici télescopée de près d’un siècle signifiant que les erreurs du passé ont encore aujourd’hui des conséquences qu’il faut refuser et corriger en tant que société.
C’est aussi le cas de Kanata (1992), une œuvre de Robert Houle qui se prononce sur une peinture d’histoire réalisée par Benjamin West en 1770 qui illustre la mort du général Wolf. Commentant le fait d’histoire, Houle occulte la présence des deux peuples fondateurs du Canada, les Français et le Anglais. En reprenant cette peinture au crayon, ne colorant légèrement que la coiffe et l’habit de l’Autochtone au premier plan, il le met ainsi en valeur. C’est à lui, devenu le sujet principal du tableau, que Robert Houle donne enfin la prédominance qu’il n’avait pas à l’époque. Deux grands panneaux monochromes encadrent le tableau, un bleu pour symboliser les Français, et un rouge pour les Anglais, et créent un nouveau drapeau. Critiquant le fait d’histoire représenté, Robert Houle invite à la réinterprétation et au développement du regard critique individuel. Il met de plus en scène le pouvoir pragmatique de l’art.
Kent Monkman réalise en 2016 une œuvre qu’il intitule avec humour The Daddies [les papas]. Une reprise du tableau de Robert Harris, Meeting of the Delegates of British Noth America to Settle the Terms of Confederation (1883), cette peinture présente une scène au caractère surréaliste où Miss Chief Eagle Testickle, son alter ego, pose nue devant les futurs Pères de la Confédération. En ridiculisant le fait d’histoire, Monkman le critique vertement. D’aucuns remarqueront que la technique très réaliste, dont l’artiste est un virtuose, crée un choc chez celui qui y regarde de près. Sous un classicisme tranquille sommeille un pouvoir critique lacérant. Cette œuvre invite le visiteur et la société en général à transformer leurs acquis. L’humour est ici l’élément déclencheur de cette invitation à la pragmatique.
Afin de bien jouer le jeu de l’exposition virtuelle à laquelle ils sont invités, et vu la somme et la variété de l’information offerte, les internautes doivent visiter plusieurs fois l’exposition. D’ailleurs, le processus temporel est essentiel à l’assimilation et à la découverte des différents niveaux d’interprétation. Bien plus, le temps fera en sorte de recadrer en chacun ses propres valeurs et peut-être graduellement celles de la société.
150 ans | 150 œuvres : l’art au Canada comme acte d’histoire
Galerie de l’UQAM et Musée virtuel du Canada
150ans150oeuvres.uqam.ca