Deux adolescentes assises sur le bord du toit d’un bâtiment de béton, les pieds flottant dans le vide, mangent des tranches de melon d’eau. Sur cette structure brutaliste tatouée de graffitis colorés, ces ados incarnent les tensions du site : les lieux sont à la fois vétustes et modernes, leur architecture révèle prouesses et banalités alors que s’y reflètent les identités nationales et individuelles.  

Derrière l’horizon de Virginie Laganière s’inscrit dans un cycle de création sur les espaces modernistes construits à l’ère des régimes totalitaires. Après s’être attardée aux architectures soviétiques et aux sanatoriums du régime fasciste italien, l’artiste-chercheuse se penche sur deux sites érigés pendant le régime soviétique à Tallinn, en Estonie. D’abord le Linnahall, construit entre 1976 et 1980 pour accueillir les épreuves de voile lors des Jeux olympiques de Moscou de 1980. L’immense complexe qui évoque une ziggourat comprend également un amphithéâtre, une patinoire, une salle de quilles, une cafétéria et un toit-terrasse avec vue sur la mer Baltique. Ensuite le parc du monument commémoratif de Maarjamäe, conçu en 1975 pour rendre hommage aux soldats soviétiques tués lors de l’avancée nazie en 1941. Chargés d’histoire, ces sites se trouvent ici décortiqués par Laganière, dont le regard attentif et l’approche anthropologique mettent en lumière leurs polarités complexes.

Vue partielle de l’installation Derrière l’Horizon (2020)
Centre CIRCA art actuel (Montréal, Canada)
© Jean-Michael Seminaro

Traiter d’un sujet aussi chargé et riche historiquement peut sembler ambitieux. Il n’en est rien : Laganière sait habilement équilibrer densité thématique, sobriété scénographique et sensibilité artistique. Derrière l’horizon transpose le Linnahall et le monument commémoratif de Maarjamäe dans une installation composée de plusieurs œuvres aux formats et aux supports divers, qui en révèlent petit à petit la singularité. Faisant office de point de départ, un néon posé sur le sol dont le motif abstrait représente le plan du Linnahall oriente les personnes visitant l’exposition. Tel un phare, il se veut un repère lumineux dans cette dérive artistique, en plus de faire écho à la vocation maritime du complexe sportif. Au gré de sa déambulation, le public est ainsi invité à voguer d’un élément à l’autre de l’installation qui occupe la Galerie I. La photographie L’ascension appelle le regard : au loin, deux femmes de dos s’apprêtent à gravir les marches de l’escalier du Linnahall derrière lequel se cache l’horizon de la mer Baltique. Le vide de l’image laisse transparaître l’immensité du site et, conséquemment, le triste sort réservé aux installations olympiques qui sont souvent laissées à l’abandon une fois les festivités sportives passées, à moins qu’une nouvelle vocation ne permette d’en maintenir l’usage. Si le Linnahall a été délaissé après les JO de 1980, sa vie ne s’est pas arrêtée pour autant. Même sans programme officiel, le complexe bétonné a été adopté par les adolescents, les touristes et les autres âmes esseulées à la recherche d’espace, de liberté et d’ouverture dans cette ville divisée entre son centre médiéval et ses trop nombreuses tours de condo en construction. 

Aux yeux de l’artiste-chercheuse, les bâtiments sont entropiques : ils se transforment non seulement au gré du temps, mais aussi selon l’usage formel et informel qu’en font les personnes qui les investissent.

Dans cette photographie comme dans les autres œuvres de l’exposition, Laganière positionne l’architecture comme témoin du passage du temps. Aux yeux de l’artiste-chercheuse, les bâtiments sont entropiques : ils se transforment non seulement au gré du temps, mais aussi selon l’usage formel et informel qu’en font les personnes qui les investissent. Vestiges d’une ère révolue, le Linnahall et le monument commémoratif de Maarmajäe sont certes rongés par la rouille, tapissés de mousse et fissurés de partout. Néanmoins, ils continuent d’être fréquentés, et ce, plus librement qu’à l’époque du régime soviétique qui en a commandé la construction. Pour laisser à l’architecture le temps de se révéler, l’éloge de la lenteur fait loi. L’approche anthropologique de Laganière, dont les œuvres sont le fruit de résidences de longue durée, est tout indiquée pour de telles recherches sociologiques, historiques et politiques qui ne se perçoivent pas au premier coup d’œil. C’est en répondant à cette invitation à la patience que les personnes visitant l’exposition verront l’ampleur du corpus se déployer sous leurs yeux, par exemple en prenant le temps de s’asseoir sur le banc du mobilier sculptural au fond de la galerie pour écouter les vidéos sur les deux sites. Ici, des images prises sur le vif et des notes d’observation de l’artiste s’enchaînent doucement, avec une trame audio tirée de captations sonores in situ. Ce mini-monument évoquant une estrade est encadré de lourds rideaux vert menthe, qui rappellent le cérémonial et le pompeux régime soviétique. Déclinant la même palette pastel organique, des impressions numériques sur papier et polyester représentent des plans aériens du Linnahall et du complexe Maarmajäe, à la limite de l’abstraction. Car Laganière offre ici un corpus d’œuvres qui ne sont ni littérales ni didactiques. En s’appuyant sur une approche documentaire, elle transforme les faits historiques en un corpus incarné, riche de significations visuelles. L’artiste-chercheuse partage les sensations, les impressions et les réflexions qui l’ont habitée à la fréquentation des sites. Derrière l’horizon propose ainsi que l’architecture, même désuète, a une vie qui lui est propre et qu’il faut préserver.

Vue partielle de l’Installation Derrière l’Horizon (2020)
Centre CIRCA art actuel (Montréal, Canada)
© Jean-Michael Seminaro

Virginie Laganière, Derrière l’horizon
Galerie I, CIRCA art actuel, Montréal
Du 8 juillet au 22 août 2020