William Kentridge : un plaidoyer pour l’égalité des peuples
Non pas une, mais deux grandes expositions de William Kentridge sont présentées en simultané au Cap, en Afrique du Sud. Why Should I Hesitate: Putting Drawings to Work et Why Should Hesitate: Sculpture on View constituent ensemble, sans conteste, la plus grande rétrospective jamais mise sur pied de l’artiste présentant un ensemble d’œuvres riches et puissantes, non seulement parce qu’elles évoquent l’histoire de l’Afrique du Sud, mais également parce qu’elles rejoignent des valeurs universelles de tolérance et d’égalité.
D’ailleurs, ce n’est sûrement pas un hasard si le Musée d’art contemporain de Montréal présentait en automne dernier deux œuvres de Kentridge. La vidéo intitulée Second-hand Reading (2013) se compose d’un enchaînement de dessins sur les pages du Shorter Oxford English Dictionary, tirés des corpus d’œuvres présentées au Zeitz MOCAA du Cap. Les thèmes de la violence et de la résilience teintent ces œuvres tout comme l’ensemble des préoccupations de Kentridge. Des dictionnaires, symboles de la connaissance, sont utilisés comme support à des dessins représentant des individus montrés de profil ou à des dessins plus réalistes reprenant des portraits de Kentridge lui-même.
Artiste pluridisciplinaire né à Johannesburg de parents juristes dont la mère était une militante anti-apartheid, il a choisi de demeurer en Afrique du Sud même après le retour de ses parents à Londres. Ayant étudié le théâtre avec le professeur de mime Jacques Lecoq, il a développé un langage visuel reflétant certaines caractéristiques de mises en scène théâtrales et de mouvements corporels efficaces, même dans leurs plus simples expressions. Si la sculpture de Kentridge reflète à première vue une préoccupation moderniste par son langage de courbes, ses finis incomplets et les matériaux utilisés, elle résulte aussi d’une grande sensibilité quant à l’utilisation de l’objet pour son pourvoir d’évocation. La sculpture de Kentridge, volet exceptionnel de son travail, quoique moins connue par rapport à ses films d’animation, a été prise en charge par la Fondation Norval. Le Zeitz MOCAA se concentre pour sa part sur les dessins, les installations – dont la plupart comprennent des films et des vidéos – et, de manière tout à fait unique, sur l’atelier de l’artiste, volet qui révèle une partie de sa démarche créative.
Plus spécifiquement, l’exposition du MOCAA présente des découpures de journaux, des dessins, des photographies, des objets, des livres et des disques provenant de la bibliothèque de l’artiste. Une partie de son atelier a été transportée dans l’exposition afin de bien faire sentir la manière dont il travaille. On peut y voir certains objets fétiches, tels que le porte-voix, des tables sur tréteaux, des échafaudages et des tapis. Pour l’artiste, le studio, l’endroit de construction de l’œuvre, se veut une métaphore de la manière dont se développe la connaissance et les points de vue qui en découlent. En d’autres termes, le Musée expose ici le processus de construction du sens et les sources de la compréhension du monde. De cette manière, Kentridge interpelle le regardeur, l’invitant à faire son propre cheminement empreint de subjectivité. Les archives de la pensée et les éléments qui les construisent peuvent être vus comme autant de composantes que retient la mémoire pour créer une vision des choses. En montrant la multiplicité des possibles associations d’images ou d’objets, Kentridge met en scène l’incertitude et l’instabilité de la pensée. En toute humilité et vulnérabilité, il expose ainsi ses propres doutes.
Un dessin dynamique, qui se transforme sans cesse, est pour lui une trace laissée dans la mémoire qui permet à tout moment de revisiter la pensée grâce aux acquis et aux nouveaux apports.
Avec dynamisme et humour
Tout au long de sa carrière, de 1976 à aujourd’hui, William Kentridge interroge l’Humain en général et plus spécifiquement les traumatismes vécus par les Africains lors de l’apartheid. Il dévoile les blessures laissées par cette injustice et illustre les sévices qui leur ont été infligés par les Blancs tout particulièrement entre 1948 et 1991. Un paradoxe caractérise cependant tout son travail cinématographique ou vidéographique, car il évoque un passé dramatique et profond sous une forme artistique ludique, parfois joyeuse. L’humour est pour lui une stratégie permettant d’atteindre l’ensemble de son public sans le heurter ou le faire fuir. Dans ses films d’animation, par exemple, il crée un personnage principal qu’il nomme Soho et qu’il calque sur son propre corps. Se mettant en scène, il met les Blancs sud-africains comme lui au centre du débat. S’il invente des aventures tristes qui surviennent aux protagonistes, Soho et sa femme, la narration et la technique de l’effacement du dessin transmettent l’émotion des scènes par des mouvements saccadés et drôles. Un dessin dynamique, qui se transforme sans cesse, est pour lui une trace laissée dans la mémoire qui permet à tout moment de revisiter la pensée grâce aux acquis et aux nouveaux apports. Ici, l’évolution de l’opinion est illustrée par un dessin évanescent et approximatif.
Un autre corpus d’œuvres important du travail de Kentridge est celui de ses installations monumentales. Montées comme un opéra dont l’artiste affirme s’inspirer, elles se présentent souvent comme une longue déambulation de personnages; des esclaves, des shamans, des militaires et des musiciens aux lourds instruments. Tous ont l’air de célébrer un événement heureux. Assis au centre de la pièce, le spectateur assiste à cette fête sans y être invité. Certains personnages portent des fardeaux de toutes sortes ou tirent des charges qui semblent lourdes. On reconnaît là aussi des images symboliques chères à Kentridge : un bosquet, une cage portée sur la tête par une femme fragile, de grands haut-parleurs. Ce sont des images récurrentes qui évoquent la voix de ceux qui n’en ont pas eu pendant de longues années. Il faut dire aussi que la musique est un élément essentiel de ses installations. Cacophonique et hybride, alliant cultures africaines et chants d’opéra, l’ensemble rappelle la mixité actuelle de l’Afrique du Sud et sa richesse.
Pour conclure le panorama d’une œuvre si foisonnante, qu’on ne peut ici qu’effleurer, il faut évoquer la série Ubu qui fait également partie de l’exposition du MOCAA. Il s’agit de collages rehaussés au crayon pastel et, comme précédemment, des découpages de papier noir et des photographies documentaires. Autoportrait, tout comme le personnage de Soho, Ubu est de toute évidence la métaphore de la folie des excès, qui dort en chacun de nous. Plus spécifiquement, Ubu personnifie la folie de l’apartheid. S’étant donné un devoir de mémoire, Kentridge met en action, pour lui-même et pour tous, un processus de réconciliation qui teintera les prochaines décennies en Afrique du Sud et dans toute l’Afrique.
Why Should I Hesitate: Putting Drawings to Work
Commissaire : Azu Nwagbogu, assisté de Tammy Langtry
Zeitz MOCAA, Le Cap
Du 25 août 2019 au 23 mars 2020
Why Should I Hesitate: Sculpture
Commissaires : Karel Nel et Owen Martin
Fondation Norval, Le Cap
Du 24 août 2019 au 23 mars 2020