« Pour être un artiste, il faut savoir bien mentir. » – Yinka Shonibare

Le hic, c’est qu’il s’est «trompé» de tissu. Car, si le modèle de l’élégante redingote qui trône dans une sobre vitrine en bois à l’entrée de l’exposition évoque bien Nelson et son époque, les motifs flamboyants de l’étoffe jaune imprimée renvoient à un marché de tissus wax! Pour Yinka Shonibare, né de parents nigérians et installé à Londres, comment mieux exprimer sa double appartenance à la Grande-Bretagne et à l’Afrique qu’en réarrangeant les symboles et les grandes figures de l’expansion coloniale de l’Empire britannique à la sauce postcolonialiste: non seulement Nelson est vêtu d’une redingote en tissu africain, mais les voiles de la maquette de son célèbre vaisseau, le HMS Victory, présentée à côté de lui, sont elles aussi en tissu wax qui le métamorphose. On comprend facilement que la version originale (trente fois plus grande) que Shonibare a réalisée pour Trafalgar Square à Londres ait fait sensation en 2010, placée dans une bouteille en verre sur le Fourth Plinth. Dans le même esprit, un montage photographique intitulé La Méduse (2008) reprend le drame du radeau de la Méduse (commémoré par le peintre Géricault): si le navire sur le point de sombrer est affublé de voiles en tissu wax, c’est pour attirer l’attention sur l’objectif impérialiste de sa traversée, qui consistait à gagner le Sénégal pour en chasser les Britanniques. Sous l’irrévérence se cache une fructueuse réflexion politique sur la colonisation.

L’usage du tissu wax, qui est devenu l’une des signatures de Yinka Shonibare, lui est venu durant ses études en art à Londres. Une remarque d’un de ses professeurs l’a poussé à réfléchir à ce que «faire de l’art en rapport avec son origine ethnique » pouvait signifier; Shonibare s’est
alors intéressé aux signifiants africains de son environnement et est tombé sur les tissus wax vendus au marché. Puis, il s’est rendu compte que ces tissus étaient faussement africains: inspirés à l’origine du batik indonésien, ils ont été fabriqués au XIXe siècle par les Hollandais qui les ont commercialisés en Afrique de l’Ouest. Comme Margaret Thatcher venait de vanter la solidité des valeurs victoriennes, Shonibare était bien placé pour souhaiter en rappeler les fondements «mondialisés » : l’ère victorienne est l’époque par excellence où l’Empire britannique s’est appuyé sur ses colonies pour grandir et prospérer, où simultanément les puissances
européennes ont découpé le continent africain à leur guise. Plutôt que de contester directement ces valeurs, Shonibare a décidé de s’en faire l’apparent complice et, puisant dans l’histoire de l’art qui les a confortées, de les « rhabiller » d’une façon qui amène à les revoir.

On en reçoit la confirmation au deuxième étage dans la série de cinq grandes photographies intitulée The Sleep of Reason Produces Monsters
(2008). Leur concept s’inspire de la fameuse gravure éponyme de Goya (1799) où l’artiste espagnol s’est représenté endormi pendant que d’étranges figures ailées tournent autour de lui. Chacune des photographies est associée à un continent, mentionné à la fin de la phrase réécrite
en français avec un point d’interrogation : « Les songes de la raison produisent-ils des monstres en…? ». Le choix de cette langue fait référence
au moment où les Français ont donné aux Américains la Statue de la Liberté. La mise en scène est fidèle à la composition originale de Goya: le détournement commence par la révérence, voire l’hommage. L’image associée à l’Afrique montre un vieil homme blanc, celle de l’Asie, un homme noir, juste pour déjouer les attentes. Shonibare reprend l’idée générale de la raison humaine faillible dénoncée par Goya
en la mondialisant : chacun des continents vit aujourd’hui la situation critique de la raison endormie, dont il ne peut surgir que des monstres.

Le thème de la répétition revient dans la série de photographies allégoriques Fake Death Pictures (Fausses images de mort) (2011). Inspirées de tableaux historiques illustrant le dernier soupir de personnages célèbres, Shonibare les recompose en y plaçant chaque fois au centre Nelson vêtu de son costume en tissu wax: l’effet est tragicomique, surtout dans le cas de Leonardo Alenza. Placer un des plus grands héros britanniques à la place du mort dans des reconstitution historiques dont trois sur quatre sont liées à un suicide n’est pas innocent: la légendaire bravoure de Nelson est remise en question à la lumière de ce que sont devenus les empires occidentaux qu’il a défendus2.

Avec une sculpture comme The Age of Enlightment – Immanuel Kant (2008), Shonibare s’en prend aux Lumières, un édifice de la pensée occidentale couramment associé au triomphe de la raison. Les promoteurs de ce mouvement philosophique, intellectuel et culturel qui a marqué l’Europe sont vus comme des libérateurs ayant œuvré au progrès de la pensée et du monde en général. Revêtu d’un magnifique costume en tissu wax, Kant est représenté assis à une table en train d’écrire, dépourvu de tête et, plus étrange encore, de jambes. La couleur de sa peau est ambiguë. Shonibare dit qu’il « étête » souvent ses personnages pour rappeler l’époque de la Révolution où tant de têtes sont tombées, une provocation qui l’amuse, mais qui n’est pas sans lien avec son désir de souligner l’absence de la réflexion dans les actions humaines. Une autre sculpture présentée plus loin, Mr. and Mrs. Andrews without their Heads (1998), illustre aussi l’idée du pouvoir sans tête, sans conscience. Priver Kant de jambes est une manière d’affaiblir le socle de la raison, mais aussi une allusion directe au handicap dont est victime l’artiste: une grave maladie contractée au début de ses études en art a rendu Shonibare fortement invalide, obligé de se déplacer dans un fauteuil roulant et de s’appuyer sur une équipe de collaborateurs pour mener à bien ses projets.

On regrettera peut-être le nombre limité de sculptures, mais l’exposition a fait le choix de montrer dans les meilleures conditions trois œuvres où Shonibare explore avec talent l’image en mouvement. Questionnant habilement la binarité du noir et du blanc, autre « fondement » de la pensée, Odile et Odette (2005) est un bijou de finesse. Comme dans toute la production de Shonibare, la narration joue dans ce qu’il conçoit comme des « tableaux en mouvement » un rôle fondamental, mais en ouvrant l’interprétation : dans Le Bal masqué (2004) qui met en scène l’assassinat de Gustave III, une fin alternative est proposée, laissant au spectateur le choix de décider du meilleur sort à accorder à ce grand mécène des arts coupable d’avoir trop ignoré le sort de son peuple.

(1) « First gain the victory, and then make the best use of it you can. » Horatio Nelson à ses capitaines avant la bataille d’Aboukir, le 1er août 1798

(2) Voir l’excellent catalogue Yinka Shonibare MBE, Prestel, 2008, rééd. 2014 (en anglais) disponible chez DHC /ART. Textes de Rachel Kent et Robert
Hobbs. Entretien de Y. Shonibare avec Anthony Downey

YINKA SHONIBARE. PIÈCES DE RÉSISTANCE
DHC/ART Fondation pour l’art contemporain, Montréal
Du 29 avril au 20 septembre 2015