Barvalo. Roms, Sinti, Manouches, Gitans, Voyageurs : de l’exposition à la valorisation des arts et de la culture des gens du voyage
D’Scheinling spannen in die Menng!
Naschesch mit ‘m Schuberer ins Turmen1.
(Mes yeux regardant ton visage !
Et tu t’en vas dormir avec tes fantômes.)
Le mercredi 10 mai 2023, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) a marqué un tournant dans l’histoire des populations romani en France et en Europe. En inaugurant sa nouvelle exposition temporaire intitulée Barvalo. Roms, Sinti, Manouches, Gitans, Voyageurs, l’institution muséale phocéenne a été l’une des premières du pays à reconnaître l’identité, la culture et le patrimoine de ces différentes communautés rassemblées en France sous l’appellation administrative abusive de « gens du voyage ».
Dans l’avant-propos du catalogue d’exposition, la directrice adjointe de l’ERIAC (European Roma Institute for Arts and Culture) Anna Mirga-Kruszelnicka affirme l’importance de réinscrire les communautés romani dans l’histoire européenne. Cette proposition est intéressante, car elle suggère que leur histoire au sein du continent a progressivement été effacée au profit d’histoires nationales. Or, l’autrice de cet avant-propos rappelle, et à juste titre, que la culture et l’identité des peuples romani – auquel je souhaite ajouter mon peuple, les Yéniches, du fait des multiples liens que nous entretenons avec eux – ont trop souvent été utilisées par une société majoritaire dans une démarche d’appropriation culturelle. Effectivement, notre histoire a inspiré et inspire encore nombre d’artistes désireux·ses de se réinventer à partir d’une image transformée, voire romantisée, de nos peuples. Cette appropriation progressive a débouché sur des fractures et des malentendus, mais également sur des survivances ou des renaissances, comme l’emploi du mot « gadjé » [étranger] – possédant son équivalent yéniche « ulm » –, qui se retrouve dans le vocabulaire des jeunes générations en France, et probablement aussi dans d’autres pays européens. Cependant, de réelles réflexions quant à l’avenir de nos identités, de nos cultures et de nos patrimoines doivent être amorcées afin d’envisager le futur. Dans cette perspective, l’apport de l’exposition Barvalo. Roms, Sinti, Manouches, Gitans, Voyageurs est spectaculaire.
Cette exposition est née d’un projet collaboratif rassemblant un commissariat général (la conservatrice du patrimoine du Mucem Julia Ferloni, la directrice adjointe de l’ERIAC Anna Mirga-Kruszelnicka et le professeur d’anthropologie de l’Université du Vermont Jonah Steinberg), un commissariat associé (la chargée de collections et de recherche du Mucem Françoise Dallemagne et la doctorante en anthropologie sociale du Mucem, de l’Université d’Aix-Marseille et de l’Université de Fribourg Alina Maggiore) et un comité d’expert·e·s (le délégué général William Acker et la présidente Nelly Debard, tous deux de l’Association nationale des gens du voyage, la doctorante en anthropologie sociale de l’École des hautes études en sciences sociales Yahya Al-Abdullah, la maîtresse de conférence de l’Université de Tours Bénédicte Florin, l’anthropologue du Centre national de la recherche scientifique Lise Foisneau, le photographe et sociologue Pascal Garret, la chargée de projets au sein de l’association Rencontres tsiganes Caroline Godard, l’artiste plasticien et président de l’Association départementale voyageurs-gadjé et Tsiganes en France Gabi Jimenez, le sociologue Jean-Pierre Liégeois, le photographe Valentin Merlin, le linguiste de l’Université de Bucarest Cristian Pdure, le musicien Santino Spinelli « Alexian » et l’étameur Sasha Zanko). Dans le cadre de cette démarche co-curative et participative, la deuxième pour le Mucem, des séminaires, des webinaires, des ateliers, des forums, des présentations et des journées d’étude ont été réalisés sur près de cinq années. À partir de ces événements, les participant·e·s et acteur·rice·s de l’exposition ont été en mesure d’aborder des notions et des thématiques cruciales concernant nos communautés, telles que l’invisibilisation, le réveil des consciences, la nécessité de nous représenter correctement ou encore la déconstruction et la lutte contre les préjugés. Personnellement, j’ai été particulièrement touché par la participation du comité d’expert·e·s au pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer, étant donné qu’il s’agit d’un haut lieu du christianisme pour nos peuples, lieu que j’ai appréhendé et intégré à ma culture nomade dès mon enfance.
Au-delà de ces activités, l’exposition ainsi que la préparation du catalogue ont été l’occasion pour le Mucem de produire des carnets de terrain en lien avec des enquêtes-collectes2. Ici, l’objectif était de nourrir des réflexions de même qu’une collection sur la thématique « Savoir-faire et professions romani en Europe et Méditerranée ». Lors d’une première lecture de ces enquêtes-collectes, je me suis interrogé quant à la nécessité et à la forme de ces démarches. En effet, j’avais l’impression de me retrouver face à une cloche de verre muséale dans laquelle les organisateur·rice·s souhaitaient cristalliser nos communautés. Cependant, j’ai rapidement constaté que des membres du comité d’expert·e·s et des personnes issues de ces communautés étaient partie prenante de ces interventions, d’où un sentiment de sécurité associé à une fierté de voir mises en lumière de nos pluralités.
Qu’il s’agisse des pratiques professionnelles des femmes voyageuses vivant en France, du travail de l’argent et des techniques divinatoires ayant cours en Roumanie ou bien des traditions et esthétiques des marchés voyageurs, j’ai été particulièrement impressionné par l’actualité des thématiques abordées de même que par l’acuité avec laquelle elles étaient comprises et présentées dans l’exposition du Mucem, qui rend bien compte de leur prégnance au sein de nos communautés. Effectivement, la place des femmes est parmi nous bien trop souvent invisibilisée : je me souviens de ma mère – ulm d’origine française et italienne – qui cumulait une charge mentale importante et la volonté de développer sa pratique artistique, un phénomène abordé de front dans l’exposition. Concernant les techniques divinatoires, mon père me signalait souvent qu’elles n’existaient pas chez nous, alors qu’il s’agit d’un élément culturel prépondérant dans l’imaginaire collectif. Certes, ces techniques sont une réalité dans plusieurs communautés ; toutefois, des nuances sont nécessaires, d’où l’importance d’une mise en valeur de ces subtilités dans un contexte muséal. Pour ce qui est des traditions et esthétiques des marchés voyageurs, les questions abordées dans l’enquête menée par l’équipe du Mucem me semblent cependant trop restreintes. Selon moi, il aurait fallu s’interroger davantage sur la sauvegarde et la promotion, voire la diffusion de ce patrimoine visuel et matériel. Dans ma jeunesse yéniche, je me souviens des nombreuses heures passées avec mes parents sur les marchés du sud de la France pour vendre nos paniers en osier ainsi que nos services de rempaillage de chaises. À cette époque, je n’avais pas conscience du caractère patrimonial de notre présence, car j’étais plutôt marqué par les regards indiscrets et maladroits que nous attirions. De ces moments, rien ne subsiste chez nous, mis à part une pancarte promotionnelle. Que faire de cet objet?? Dois-je partager son histoire?? Vais-je devoir le conserver pour les générations futures?? Dans le catalogue, de même que dans l’exposition, ces questions ne sont guère approfondies, bien qu’à mes yeux, elles auraient gagné être abordées.
Je suis également frappé par la transformation du regard porté sur nos communautés et notre histoire, ainsi que par le rôle majeur des arts dans ce processus de reconsidération de notre identité et de notre patrimoine. L’exposition Barvalo. Roms, Sinti, Manouches, Gitans, Voyageurs est pionnière dans la mesure où elle offre à nos communautés l’occasion de se ranger sous une même image et une même bannière. Certes, ce sentiment de rassemblement et de cohésion était déjà présent parmi nous. Néanmoins, le projet du Mucem permet d’impliquer et d’inviter des personnes extérieures à nos communautés à se joindre à nous pour mieux en parler. Le fait de mêler des œuvres contemporaines, comme l’une des murales en textile de la série Out of Egypt (2021) représentant l’arrivée des populations romani dans l’Europe médiévale, de l’artiste romani Magorzata Mirga-Tas, à des carnets anthropométriques3 issus des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, qui témoignent des pressions judiciaires et politiques exercées à l’encontre de nos communautés en France de 1912 à 2017, permet de créer des ponts et des dialogues entre notre histoire passée, présente et future. L’œuvre de Mirga-Tas est d’autant plus intéressante qu’elle s’inspire d’une estampe française du premier quart du XVIIe siècle réalisée par Jacques Callot, La Halte des Bohémiens (vers 1622), renversée dans la murale pour mettre le personnage romani en position de pouvoir. À cela s’ajoute l’utilisation de textiles – prélevés de vêtements donnés ou trouvés – qui fait aussi bien référence à la tapisserie du XVe siècle qu’à la pratique de récupération et de réutilisation des tissus, dans une optique marchande, que l’on retrouve au sein de nos communautés.
« Vous qui prenez plaisir en leurs parolles,
Gardez uos blancs, uos testons, et pistolles »4
La fracture entre nos communautés nomades et les sédentaires ne se borne pas au XVIIe siècle. Les carnets anthropométriques en sont un bel exemple : j’ai moi-même expérimenté cette différence de traitement aux côtés de mon père, alors que nous étions contraints de présenter notre carnet ou livret de circulation5 lorsque nous nous déplacions en France, et ce, jusqu’à très récemment. Ces documents, précieux témoins des discriminations subies par nos communautés, ont été agrandis et exposés sur tout un mur du Mucem à la manière d’une installation, afin de rappeler aux visiteur·euse·s cette réalité : nous n’avions jusqu’à tout récemment pas le droit de nous déplacer sans surveillance de la part des autorités locales, alors que nous étions pourtant des citoyen·ne·s au même titre que les autres. Qui se souvient de notre histoire?? Comment mettre en avant ces sujets si sensibles?? Quelle est la place de notre identité par rapport aux identités majoritaires et nationales?? Toutes ces questions ont été abordées dans l’exposition de même que dans le catalogue. Avec raison, Caroline Godard, la chargée de projets au sein de l’association Rencontres tsiganes, se demande « si les “gens du voyage” sont passés du statut de “Français entièrement à part” à celui de “Français à part entière” »6. Ces lignes m’interpellent, car elles interrogent ma propre identité et mon propre (res)sentiment à l’égard d’un pays discriminateur aussi bien que d’une histoire sélective et violente.
La mise en exposition par le Mucem de nos histoires, de nos cultures, de nos identités et de nos patrimoines est l’occasion d’aller de l’avant, d’entamer un processus de valorisation et de protection tout en sensibilisant les populations extérieures à nos communautés aux discriminations que nous subissons au quotidien, tant dans les médias que dans l’imaginaire collectif. Espérons que cette exposition sera la première d’une longue série et que des institutions muséales au Canada, comme le Musée de la civilisation, sauront s’approprier ces thématiques, enjeux et questionnements, qui pourraient de prime abord paraître étranges en Amérique du Nord, mais qui prennent une dimension bien réelle lorsque l’on pense à des lieux comme le café Gitana rue Saint-Denis à Montréal.
Le temps de la discrimination est révolu. Évitons de ressasser le passé et d’attirer le mauvais œil. Après tout, les Yéniches ne croient pas à la sorcellerie, n’est-ce pas??
Il n’empêche que les Tschuberle (fantômes) flottent autour de nous. Fini les Ave Maria, Naschesch mit’m Schuberer ins Turmen (Et tu t’en vas dormir avec tes fantômes)7.
1 Texte yéniche traduit en français. Recomposition de Franck Calard à partir d’un extrait de Kneisesch, Gadsche, d’Jenischen de Romedius Mungenast.
2 L’enquête-collecte consiste en une observation d’un ou plusieurs faits de société dans le but de rassembler directement, sur le terrain, des objets et des témoignages qui rejoindront, après sélection, les réserves d’un musée. Par une documentation associant le matériel de collecte (entretiens, carnets de terrain, données primaires), la description, l’analyse des sources, et l’explication du processus et de la visée de l’enquête, les objets sont ainsi contextualisés.
3 En France, la loi du 16 juillet 1912 sur l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades a imposé l’obligation de tenir un carnet anthropométrique pour tous·tes les nomades âgé·e·s de plus de 13 ans. Ce carnet a permis une surveillance approfondie de cette population, car des agent·e·s locaux·ales, tels que les maire·sse·s, les adjoint·e·s et plus rarement les instituteur·rice·s et les gardes champêtres, devaient signer les carnets individuels quotidiennement dans chaque lieu d’arrêt des personnes concernées. En outre, les groupes de nomades possédaient des carnets collectifs contenant les noms de tous leurs membres, y compris les enfants qui étaient trop jeunes pour porter le dispositif individuel.
4 Citation issue de l’estampe de Jacques Callot.
5 Le livret de circulation devint la nouvelle forme du carnet anthropométrique à partir du 3 janvier 1969. Ce document a été abrogé le 27 janvier 2017.
6 Carole Godard, «Carnets anthropométriques. Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Marseille», dans François Dallemagne et autres, dir., Barvalo. Roms, Sinti, Gitans, Manouches, Voyageurs, catalogue d’exposition (Marseille : Mucem/Anamosa, 2023), p. 168.
7 Texte franco-yéniche de Franck Calard.