Ce n’est pas la fin du monde : l’art autochtone, la technologie et l’intelligence artificielle
L’IA est arrivée ! L’IA est arrivée ! C’est la fin de l’Art ! Ces énoncés apparaîtraient comme véritables si l’on se fiait aux articles récemment parus sur la création assistée par l’intelligence artificielle (IA). L’art généré par la technologie reste victime des clichés véhiculés par les films de science-fiction dystopiques des années 1970-1980. Mais ChatGPT finira-t-il vraiment par se métamorphoser en Terminator ?
Et si l’on n’était pas amateur de films apocalyptiques ? Si l’on se fiait plutôt à l’objectivité et à l’humour dans la pratique de l’art numérique ? N’est-il pas envisageable, et même nécessaire, d’offrir une vision un peu plus nuancée, voire positive, des utilités potentielles de ces technologies ? Est-ce le début d’une nouvelle palette de possibilités ?
Sur une note personnelle : il importe de souligner que je ne suis pas expert en éthique de l’IA, et que je n’ai pas intérêt à en devenir un. J’aborde ce sujet depuis la perspective d’un artiste anishnabe s’interrogeant sur les potentialités esthétiques et conceptuelles de l’art assisté par des intelligences artificielles. C’est l’imagination et la curiosité envers ces technologies nouvelles qui me servent de propulsion.
Cet essai ne traite pas non plus des enjeux légaux que soulève cette question. Un baccalauréat en arts visuels ne permet tout de même pas de maîtriser tous les sujets. Il y a des personnes infiniment plus qualifiées dans ce domaine.
Tu te rappelles les NFT ?
Tout a commencé en 2020. La pandémie s’est déclenchée, et les NFT se sont mis à faire fureur dans le monde de l’art. Cette nouvelle forme de médium artistique promettait toutes sortes de techniques inédites en art numérique : l’art qui bouge, qui change et qui danse dans le métavers. Un art quasi éternel qui peut se générer ad infinitum, basé sur le code binaire. Et, avec l’aide de quelques tutoriels YouTube, un artiste anishnabe initié aux NFT pouvait coder une œuvre 100 % générée – et ce, en quelques minutes – par les GAN (generative adversarial networks, ou réseaux antagonistes génératifs) et les multiples sites de création numérique tels que RunwayML et DALL-E. Un nouvel océan de possibles s’ouvrait.
Par chance ou par coïncidence, l’occasion d’utiliser ces connaissances nouvellement acquises s’est présentée lors de la conception du FABLABLAB, un projet issu de la résidence croisée entre La Chambre blanche à Québec et Transcultures à Mons, en Belgique, en juin 2022.
Le FABLABLAB est une œuvre de design fiction, que j’ai cocréée avec Nathalie Cimino, une muséographe belge. Elle consiste en un site Internet promotionnel d’un faux fab lab, dont les contenus sont entièrement générés par des engins de production d’images, de textes et de vidéos.
Pour mieux se situer, les fab labs sont des espaces de création numérique où les utilisateurs, d’habitude issus du grand public dans un lieu public, peuvent employer et explorer des outils pour travailler sur leurs projets personnels.
Fondé sur des textes de fab labs puisés dans les ressources Internet du monde francophone, principalement européen, le site du FABLABLAB, très vraisemblable, fait drôlement penser à un fab lab conventionnel. Même son logo a été créé par des engins de machine learning (apprentissage automatique). Il s’appuie sur l’ensemble des logos des fab labs d’Europe, qui ont été mis dans un algorithme pour a posteriori produire un logo type.
L’œuvre remet en question les stéréotypes et conventions des fab labs, se faisant le miroir numérique satirique de ces lieux souvent réservés à tout ce qui est « geek » et « créatif », sous pré texte de remédier au manque de diversité qui règne dans les STIM (science, technologie, ingénierie et mathématique).
À propos de diversité dans les pratiques technocréatives, qu’en est-il de l’art autochtone ? Comment pourrait-on bénéficier de ces nouveaux outils de production, ou même, devrait-on en bénéficier ? Ma réponse : oui, par tous les moyens possibles !
L’homme qui n’a jamais été photographié
La relation entre art autochtone et technologie est très complexe : il importe de l’explorer et de la décortiquer. Cette relation remonte au Far West, aux débuts de la pratique de la photographie dite « sauvage ». Comme toute autre technologie nouvelle, elle allait engendrer des enjeux inédits pour les artistes.
Il n’existe aucune photo de l’un des plus célèbres guerriers et chefs lakotas, Crazy Horse. Crazy Horse reniait toute technologie et coutume venues des Blancs. Il allait même jusqu’à dire à sa tribu que l’appareil photographique allait leur voler leur âme1. Cette croyance s’est perpétuée pendant des générations au sein de son peuple et de maintes autres cultures autochtones.
Aujourd’hui encore, la prise de photos reste un sujet tabou dans tout ce qui est cérémonial ou sacré. Essayez donc de filmer la rentrée de procession d’un pow-wow, vous vous en rendrez vite compte ! (N’essayez pas, c’est une blague. Vraiment, n’essayez pas !)
C’est très particulier, mais cette réticence à la technologie reste toutefois présente dans quelques communautés anishnabes. Lentement, les attitudes changent avec les nouvelles générations, mais cela va encore prendre du temps.
On doit explorer premièrement, chercher les bons sentiers. Trouver les bonnes rivières pour naviguer.
Vers de nouvelles possibilités
Skawennati, artiste multimédia mohawk, est l’exemple par excellence d’une créatrice présentant une ouverture et une vision axées sur le futur de l’art et de la culture autochtone. Elle s’est démarquée en étant l’une des premières artistes autochtones à véritablement intégrer les technologies numériques dans sa pratique. Depuis le CyberPow Wow, sa première œuvre en ligne, de 1997 à 2004 (réactivée avec le Centre PHI au printemps 2023), jusqu’à son présent travail avec le réseau Aboriginal Territories in Cyberspace (AbTeC), elle continue à pousser vers de nouvelles découvertes.
L’Indigenous Futures Research Centre est un autre exemple d’excellence dans l’exploration numérique autochtone. L’obtention d’une subvention de la part du fonds Nouvelles frontières en recherche pour son projet « Abundant intelligences: expanding artificial intelligence through Indigenous knowledge systems » le prouve très prometteur.
Le programme englobe huit universités et douze organisations communautaires autochtones du Canada, des États-Unis et de Nouvelle-Zélande, et vise à créer un échange entre des experts en IA et des communautés autochtones. Avec ce projet estimé à près de 27 millions de dollars, nous sommes fort loin des boîtes magiques prêtes à voler nos âmes !
Une question de technique
Malgré toutes ces belles nouvelles, il nous faut retourner sur terre un instant. Si le début de cet essai penchait plutôt vers une attitude positive envers les outils de création assistée par des intelligences artificielles, permettez-moi de moduler quelque peu mon propos et d’explorer la technique qu’ils impliquent.
La création assistée devrait dépasser les simples banalités comme les consignes fournies à DALL-E, du type « fais-moi le tableau d’une dame façon Picasso » ou « fais-moi un avatar dans le style d’Avatar ». Sortons de ce moule !
L’artiste en techniques numériques a le devoir de détourner et de remettre en question les connotations et les stéréotypes exploités par certains engins, et principalement par certains utilisateurs. Il existe de multiples modèles qui présentent une inclination au racisme, au sexisme et au colonialisme, et nombre d’internautes ont les mêmes tendances. Serait-il possible, en exposant et en travaillant sur ces tendances, de trouver une sorte de réconciliation numérique ?
Le spirituel dans l’artificiel
Il est curieux de constater comment certains individus ont une propension à traiter ces lignes de code comme des quasi-déités. L’animal humain tend à déifier les choses qu’il ne connaît pas, surtout ce qui est invisible. La magie, les dieux, les « énergies », tout cela révèle notre instinct à vouloir assigner un visage à ce qui ne se voit pas, ou à ce que l’on ne peut percevoir que de façon subjective.
Ces intelligences vont-elles voler nos esprits ? Pas du tout. On ne doit pas oublier que les modèles de textes et d’images dont elles s’inspirent ne sont que des codes informatiques qui puisent leurs « connaissances » dans les banques de données d’origine humaine. Ce qui ressort d’un engin d’intelligence artificielle dépend entièrement de ce qui y entre.
Détourner le cyberémotionnel
Dans cette ère empreinte d’anxiété existentielle et environnementale, l’intelligence artificielle risque de se voir assigner un rôle de bouc émissaire extrahumain, alors qu’en vérité, elle est issue de l’inconscient humano-numérique, soit le cyberémotionnel. L’IA n’est pas la boîte de Pandore, c’est le miroir de Narcisse. Une réflexion numérique qui mérite d’être examinée humblement, en profondeur, sans se noyer. Peut-être qu’un canot serait utile ?
Tout comme dans les films de science-fiction, l’intelligence artificielle est toujours banale ment abordée sous l’angle de la dystopie ou de l’utopie. C’est soit l’ange, soit le démon. Vraiment, ce n’est qu’un outil. Comme la carabine, le moteur hors-bord de chaloupe et la machine à coudre, l’IA s’avérera un outil indispensable pour créer, préserver et authentifier l’art autochtone.
L’IA est arrivée ! L’IA est arrivée ! C’est le renouveau de l’Art !
Cet article a été produit dans le cadre de la Résidence en écriture critique – arts autochtones, offerte par Vie des arts avec le soutien du Conseil des arts de Montréal.
1 À ce sujet, voir l’enquête vidéo menée par la chaîne WETA : weta.org/watch/shows/historydetectives/
history-detectives-crazy-horse-photo.