Comme l’a déclaré Jack Halberstam en 2013, pour désapprendre, il faut d’abord apprendre comment rompre avec certains héritages disciplinaires, apprendre à réformer et à remodeler les autres et déconstruire les nombreuses contraintes qui entravent parfois notre but et notre mission. Vaste entreprise, ce désir d’émancipation n’est nulle part plus prononcé que dans les arts ; par contre, le concept de désapprentissage demeure absent de la discipline de l’histoire de l’art qui a longtemps cru au « mythe du progrès artistique » (Olga Hazan). Maintenant, sous l’influence des théories féministes, post- et dé-coloniales, l’histoire de l’art est forcée de désapprendre.

La production du savoir en histoire de l’art est traditionnellement organisée autour de concepts esthétiques comme « le beau » ou « le sublime », et force est de constater que le désapprentissage sort de ce cadre. Il n’est ni un concept historique de l’art ni un concept esthétique. Ce terme n’est également pas utilisé dans les langues principales de l’histoire de l’art. Le terme anglais de « unlearning » domine largement la scène, mais les notions de « verlernen », en allemand, ou de « désapprentissage », en français, sont peu utilisées, tandis qu’en italien, « disimparare » est quasiment inexistant. Cela peut être dû à son caractère ambigu : que ce soit sous sa forme transitive ou intransitive, le mot est utilisé comme une forme verbale progressive et comme nom sous la forme d’un gérondif. Les multiples formes du verbe « désapprendre » n’ont d’égal que la multitude d’usages et de significations en tant que concept et praxis.

Pour juger de son rôle potentiel en histoire de l’art, une analyse de l’utilisation du terme « désapprendre » dans les écrits publiés et dans les processus artistiques ciblés s’est avérée utile car elle fournit une déclaration fiable sur la nature et la force opératoire de ce « mot-valise », qui joue un rôle différent selon la personne qui le cite. Depuis 2012, l’artiste et pédagogue néerlandaise Annette Krauss a investigué différents modes de désapprentissage avec les outils de la recherche-création, des théories féministes et postcoloniales.

S’il est peu utilisé dans la théorie sur l’art, le terme « désapprendre » est couramment utilisé pour désigner une action ou une réflexion signifiant « aller à contre-courant » ou « voir quelque chose d’une manière critique », mais aussi comme un synonyme pour « repenser » – des situations ou des problématiques. Alors que de nombreux auteurs utilisent « désapprendre » comme slogan ou comme métaphore pour leurs titres de livres, sorte d’appel à des réformes, seuls quelques-uns d’entre eux se donnent la mission de définir ce que le désapprentissage pourrait signifier dans un contexte donné. Souvent utilisé comme une métaphore, « désapprendre » devient un jeu de mots ou un signal annonçant des réformes indispensables. À partir des années 1970, le terme était utilisé comme synonyme de « voir quelque chose de critique », « aller à contre-courant » ou pour définir une « façon critique de penser ». La littérature des années 1970, y compris le motif du désapprentissage, couvrait d’autres domaines de recherche allant de la médecine et de la philosophie aux sciences politiques et à l’histoire. À partir de la littérature scolaire (critical pedagogy) des années 1980, c’est désormais à l’enseignant qu’il est demandé de désapprendre des pédagogies dépassées.

Jacques Rancière (Le maître ignorant : cinq leçons d’émancipation intellectuelle, 1987) et Paulo Freire (La pédagogie des opprimé(e)s, 2021 [1968]) sont deux auteurs représentatifs de la pédagogie dite critique, qui s’est penchée sur le rôle de l’enseignant et qui a favorisé l’apprentissage sans maître en interprétant la « liberté d’apprendre » en tant qu’état émanci­pateur – dénouant les relations de pouvoir entre les savants et les non-savants. Le défi d’apprendre comment apprendre de manière indépendante est la seule manière de « se déprendre » (Michel Foucault), c’est-à-dire de se libérer d’une pensée établie et incontestée par interrogation, se critiquer et rejeter des postulats des « systèmes dominants de savoir » (Nader Chokr).

Dans les années 1990, le terme de désapprentissage s’était étendu à pratiquement tous les domaines, des sciences humaines et sociales aux sciences naturelles et aux études économiques – ici, en particulier, le désapprentis­­sage organisationnel. Le mot disparaît pendant une dizaine d’années pour réapparaître sous l’influence de la crise financière de 2008.

Dans les années 1990, le terme de désapprentissage s’était étendu à pratiquement tous les domaines, des sciences humaines et sociales aux sciences naturelles et aux études économiques – ici, en particulier, le désapprentis­­sage organisationnel. Le mot disparaît pendant une dizaine d’années pour réapparaître sous l’influence de la crise financière de 2008. À partir de 2011, des auteurs des disciplines en sciences humaines et sociales s’intéressent au mouvement Occupy Wall Street qui a essayé, avec des méthodes anarchistes, d’établir des structures organisationnelles horizontales pour instaurer une prise de décision par consensus et des assemblées générales ouvertes à tous et dans l’espace public. Néanmoins, il est remarquable que la proportion de publications sur le désapprentissage depuis 2010 représente 50 % de tous les titres publiés de 1576 à 2021. Il est juste de dire que le désapprentissage est un phénomène contemporain.

Postulé par John Baldacchino en 2013, l’art comme acte de désapprentissage est un geste d’« amnésie volontaire » (« willed forgetfulness »). Important pour la réussite, ce désapprentissage par l’art aurait comme objectif d’intégrer des objets familiers dans de nouvelles conceptions d’images, ou d’œuvres au sens large. C’est ici que « se déprendre » devient une praxis artistique véritablement libératrice, et l’art peut en être une forme possible.

Pendant les dernières années, Annette Krauss a identifié les multiples lieux du désapprenti­s­sage (Sites of Unlearning). Parmi ceux-ci : faire du vélo, utiliser une bibliothèque (Unlearning my Library. Bookshelf Research) ou gérer une galerie d’art (Unlearning Exercises – Art Organizations as a Site for Unlearning). Selon Krauss, l’exercice de désapprendre rend conscient des habitudes corporelles (des gestes, des rythmes et des postures) qui agissent normalement inconsciemment. La difficulté, voire la presque impossibilité de désapprendre des habitudes automatisées, comme le vélo, rappelle que l’échec est une porte d’entrée pour s’indiscipliner. Le théoricien Jack Halberstam insiste sur l’échec comme facteur prédominant, proposant en 2011 dans son ouvrage The Queer Art of Failure l’idée d’une « théorie populaire » (« low theory ») comme façon de penser. Il s’agit de gagner une autonomie sur les institutions de savoir (écoles, universités, académies, etc.) et sur les experts qui exercent leur pouvoir. Chercher à désapprendre à l’intérieur de ces institutions d’apprentissage renforce la tension existant entre l’émancipation par l’éducation et l’émancipation de l’éducation. Similaire à l’affirmation d’Audre Lorde, qui a formulé en 1979 que « les outils du maître ne pourront jamais démanteler la maison du maître » (traduction libre).

Annette Krauss s’intéresse aussi depuis 2014 aux habitudes intimement liées à la production du savoir à l’intérieur d’une institution, ici d’une institution artistique. Dans son projet Site for Unlearning (Art Organization), créé en collaboration avec l’équipe du Casco Institute : Working for the Commons, en Utrecht, Pays-Bas, l’artiste a expérimenté des « exercices de désa­p­prentissage » pour investiguer le potentiel de l’institution de l’art à changer sous la pression des défis économiques, sociopolitiques et écologiques actuels.

L’artiste utilise différents outils – performance, film, recherche historique, pédagogie et écriture – pour explorer les possibilités des pratiques parti­cipatives, de la performativité et des enquêtes sur les structures institutionnelles. Son travail s’articule autour des connaissances informelles et des processus de normalisation institutionnalisés qui façonnent nos corps. Elle se concentre également sur la façon dont nous utilisons les objets, dont nous nous engageons dans des pratiques sociales et comment celles-ci influencent la façon dont nous agissons dans le monde. Néanmoins, ces exercices de désapprentissage sont un mode de pensée et de création en dehors d’une « déqualification » artistique, car elles englobent la vie contemporaine avec tous ses enjeux économiques, sociaux et écologiques.

Krauss a rencontré l’équipe de l’institut Casco toutes les deux semaines pendant quatre ans. Son but était de faire de la recherche en collaboration avec l’institution, et non pas sur l’institution. De cette manière, désapprendre ensemble devient une décision consciente et intentionnelle de la part des deux parties. Les résultats de cette recherche-création ont été publiés en 2018 comme un manuel d’exercices de désapprentissage, Unlearning Exercises : Art Organizations as Sites of Unlearning1, dans lequel sont décrits des exercices à faire ensemble, tels que nettoyer, archiver ou participer à des groupes de lecture.

Même si ces exercices peuvent inspirer d’autres formes de désapprentissage dans d’autres contextes institutionnels, néanmoins ils restent uniques à l’institut Casco. Dans la tradition féministe d’une « connaissance située » (Donna Haraway), Krauss a créé des situations de désapprentissage in situ et situationnelles propres à Casco. Comme résultat, les interventions artistiques que Krauss a proposées au sein de l’organisation rejoignent la tradition de Guy Debord et l’internationale situationniste, mais sont aussi influencées par une compré­hension féministe de la production de savoirs contextuels et par la recherche post- et dé-coloniale.

Parce qu’on ne peut pas résoudre un problème en utilisant les mêmes méthodes qui l’ont créé en premier lieu, le désapprentissage constitue un tournant inévitable du nouveau paradigme de la connaissance et de la connaissance en arts, et aide même à aller au-delà de ce qui nous a précédés, pour agir autrement, et hors des schèmes de la production de savoir traditionnelle. 

1  La publication est d’ailleurs disponible en version PDF téléchargeable gratuitement au https://casco.art/resource/unlearningexercises/.