Écrire sur des auteurs non seulement vivants, mais actifs, c’est risquer de voir le commentaire prendre un temps de retard sur l’actualité, surtout quand les auteurs abordés sont prolifiques. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit pour Katrie Chagnon au sujet de Georges Didi-Huberman, comme elle le révèle dans son essai Le devenir-femme des historiens de l’art publié aux Presses de l’Université de Montréal, chaque nouvelle parution du philosophe et historien de l’art français menaçant rétrospectivement l’unité de sa thèse.

En se contraignant à courir après une œuvre toujours en mouvement, Katrie Chagnon démontre que l’entreprise critique relève d’un procès infini. Ainsi, par sa nature, le livre entre en résonance avec l’appareil psychanalytique mobilisé et avec la démarche de Sarah Kofman, qui prône une lecture « symptomale » pour mieux entendre son corpus1.

Rassembler dans une même étude des penseurs aussi dissemblables que Michael Fried et Georges Didi-Huberman, d’un côté l’ennemi déclaré du postmodernisme dont l’écriture se charge de détours et d’obscurités comme pour résister à son lectorat, de l’autre l’intempestif dont le style exerce une authentique fascination, tient toutefois de la gageure. Il ne s’agit pourtant pas de comparer les deux théoriciens, mais d’évaluer en quoi leur production est travaillée par du fantasmatique lié au féminin. L’étude convainc d’autant plus que ce que l’on y entend par « fantasme » n’est pas propre à l’auteur comme personne biologique, mais est abordé en tant qu’il se construit dans le texte. L’un des grands mérites de l’étude de Chagnon est donc d’être toujours dans une posture d’écoute du texte qui se garde bien d’y plaquer une grille de lecture. Sa lecture s’apparente plutôt à un patient travail d’enquête qui va débusquer le fantasme au cœur du discours, le point nodal à partir duquel se déploie le secret de la théorie.

À l’idée d’un fantasme textuel, une réticence ne manquera pas de se manifester : si la validité de cette démarche ne fait guère de doute face aux textes littéraires, la théorie, elle, est censée être préservée de tout gauchissement imputable au travail du pulsionnel. En sa qualité de discours scientifique, réflexif, conscient de ses motivations, la théorie ne devrait-elle pas tenir justement à l’écart, comme à bout de bras, tout ce qui pourrait en compromettre l’intégrité, dont ce biais qu’induit nécessairement le fantasme ? Le discours théorique n’est-il pas l’antithèse de la parole délirante que porte la littérature des limites, du Marquis de Sade à Antonin Artaud ? C’est oublier que depuis Friedrich Nietzsche, le cloisonnement entre littérature et philosophie s’est fissuré ; dès lors, si l’on admet que le texte littéraire a son inconscient, pourquoi n’en irait-il pas de même du texte critique ? Or, dans sa volonté même de faire système, l’entreprise théorique peut aussi ressembler à ces mécanismes de défense, voire à ces systèmes délirants préalables à la perlaboration2. En somme, par son élaboration même, la théorie témoignerait d’un frayage pulsionnel qu’il revient aux lecteurs et lectrices de pister.

L’utilisation de la théorie à des fins de mécanisme de défense est particulièrement sensible chez Michael Fried, qui n’a eu de cesse de concevoir son autobiographie intellectuelle comme un processus de sélection pour advenir à soi-même, suivant une logique empreinte de la « mauvaise foi » sartrienne par laquelle on s’identifie à un rôle pour s’inventer une essence. En tant que critique, Katrie Chagnon se veut à l’écoute de cette « autre voix » sourde et insistante qui traverse le texte, celle d’une ambivalence œdipienne à l’égard d’un père intellectuel, Clement Greenberg, amenant Fried à récrire le roman familial sous forme d’un système clos dont le féminin serait exclu. Son hostilité notoire à la théâtralité en art révèle ainsi ses lointaines racines : une défiance envers les séductions féminines hypostasiées dans la figure de l’actrice. Cette relation ambiguë avec le théâtral se voit projetée sur l’œuvre de Gustave Courbet, dont l’étude permet à Fried d’énoncer sa propre ambivalence à l’égard des questions de genre.

L’autre aventure à laquelle nous convie Katrie Chagnon est une traversée de quelques-unes des abondantes publications de Georges Didi-Huberman afin d’en interroger la cohérence sous-jacente. Par son foisonnement même, par ses reconfigurations interminables, l’œuvre du critique français décourage toute velléité de synthèse. Pourtant, une image se dessine, un récit prend forme, ancré là aussi dans une attitude conflictuelle à l’égard d’un père, Erwin Panofsky, pour lui substituer Aby Warburg comme figure plus légitime. Ainsi s’amorce un autre roman familial, une contre-généalogie, un récit des origines où se joue le rapport à la langue et à l’Histoire allemandes. Tiraillée entre le désir et le deuil, entre hystérie et mélancolie, cette production théorique n’a rien à envier aux œuvres littéraires étudiées par Marthe Robert3.

Quels fantasmes sont à l’œuvre dans le cheminement du philosophe ? La fétichisation du corps féminin parcourt le corpus de Didi-Huberman, montre l’autrice, de son étonnement face au corps hystérique immobilisé dans les photographies de Jean-Martin Charcot,​ à son étude du cube noir de Tony Smith, qui par sa dialectique entre évidence et mise à distance du spectateur évoque pour le penseur français le rapport à la mort de la mère : l’acte de voir, en l’occurrence, se rapporte à la perte4. En 1992, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde avait reconfiguré radicalement la notion benjaminienne d’aura, convoquant l’analyse freudienne du rapport à la perte et ce que James Joyce nomme « l’inéluctable modalité du visible5 ». La mélancolie qui sous-tend cette étude s’intègre parfaitement à la lecture qu’en propose Chagnon, pour qui l’image de la mère morte et du tombeau est au centre de la pensée de Didi-Huberman.

Au fil de cette investigation, la force de l’ouvrage est de proposer une lecture en accord avec ses soubassements critiques et donc étrangement consciente de sa part d’ombre : étudier la théorie sous l’angle du fantasme revient à s’exposer à ce que d’autres élucident à travers l’inconscient du texte, et Chagnon ne s’y dérobe pas. C’est la marque d’une entière honnêteté intellectuelle. Grâce à une construction minutieuse et un style précis, sans lourdeurs inutiles, l’essai se lit parfois comme un roman policier où l’important serait le mobile. À la clef, cette suggestion qui ne manquera pas de trouver des prolongements : et si l’Histoire de l’art était aussi une façon de composer avec l’impensé qui hante notre rapport à l’esthétique ?

1 La « lecture symptomale » prônée par Sarah Kofman consiste à étudier comment l’œuvre « structure la vie de l’écrivain en un texte en structurant ses fantasmes » (Sarah Kofman, L’Enfance de l’art. Une interprétation de l’esthétique freudienne, Paris, Payot, 1970, 77). Ce type de lecture sonde les ambivalences du texte en y appliquant un authentique travail d’analyse.

2 En psychanalyse, la perlaboration est « le processus par lequel l’analyse intègre une interprétation et surmonte les résistances qu’elle suscite. Il s’agirait d’une sorte de travail psychique qui permet au sujet d’accepter certains éléments refoulés et de se dégager de l’empire des mécanismes répétitifs », Jean Laplanche et J. B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (Paris, Presses Universitaires de France, 2007 [1967]), p. 305.

3 Marthe Robert a étudié dans Roman des origines et origines du roman (Paris : Gallimard, 1977) en quoi la fiction littéraire peut se rapporter à l’élaboration d’un « roman familial », c’est-à-dire d’une réécriture fantasmatique des origines.

4 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Paris : Minuit, 1992), p. 14.

5 Dans cette expression tirée du roman Ulysse, Georges Didi-Huberman lit le rapport qui se noue entre le regard et la perte (Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p. 14).