La dernière année a été faste en termes d’expositions collectives et d’initiatives de réflexion consacrées à la peinture dans le milieu culturel montréalais (1). Nonobstant l’éclairage ainsi apporté à un foisonnement de pratiques plurielles, le transfert massif de nos expériences visuelles sur les plateformes numériques, brutalement aggravé par la pandémie, incite à s’interroger sur la manière dont la peinture évolue dans une économie contemporaine des visibilités qui lui semble a priori antinomique, voire hostile.

La question de l’actualité de la peinture à l’âge numérique n’est certes pas nouvelle. Depuis une quinzaine d’années, elle a permis d’ouvrir les enjeux du langage pictural, notamment l’antagonisme entre la peinture et la photographie, pour embrasser de nouveaux discours et des formes hybrides2. Cependant, l’intégration de la peinture dans les débats à dominante sociopolitique et économique de l’art actuel semble avoir, à Montréal comme ailleurs, surdéterminé en bonne part les interprétations. Or, que peut-on dire de l’expérience picturale aujourd’hui, dans un environnement dominé par les images de simulation qui prolifèrent sur nos multiples écrans ? Que signifie encore regarder une peinture ?

À l’écart des procédures d’échantillonnage, de collage et de manipulation numérique désormais courantes dans la peinture actuelle, la pratique de l’artiste montréalaise Karine Fréchette offre un point de vue singulier sur la question, en ciblant les effets sensoriels de la déferlante des images – plus exactement des stimuli optiques – qui interfère avec nos perceptions du réel.

Les tableaux abstraits de Fréchette présentent un abord relativement familier. Bien qu’aucune figure n’y soit représentée, vous y reconnaissez au premier coup d’œil les jeux rétiniens de l’art optique et ses ondulations en cascade, la stylisation de flux et de flammes, des bulles, gerbes et explosions que l’on dirait tout droit sorties d’une bande dessinée. Voilà un univers op et pop qui vous happe par le dynamisme de ses vibrations aux couleurs fortement contrastées, parfois même irritantes, et vous immerge dans un dédale de vecteurs aux directions multiples, d’arborescences fractales et de forces en collision. Peut-être est-ce seulement dans un second temps que vous songerez au fait que tout cela est peinture. Une peinture puissamment gestuelle qui ondoie et se déploie dans de grands formats cernant votre champ de vision. Une peinture dont la virtuosité quelque peu perverse tient précisément à l’effacement des marques subjectives et des traces de processus, si bien que l’œuvre joue sur l’illusion qu’elle aurait pu tout aussi bien avoir été générée par ordinateur.

Cette ambiguïté entre l’amplitude du geste et l’élision de l’expressivité confère aux images de Fréchette une dimension quasi objective. Bien que l’artiste construise ses compositions à même la toile, sans plan préétabli, et qu’elle ne s’appuie sur aucune donnée scientifique, ses œuvres n’en émulent pas moins – empiriquement – la représentation de phénomènes physiques : décomposition de la lumière, miroitements de l’eau, mécanique des fluides, propagation des ondes, fumée, nuée. Fréchette recourt de surcroît à une palette qui s’apparente volontiers aux techniques dites de fausse couleur, couramment utilisées dans les imageries satellite, astronomique et médicale, ainsi que dans la visualisation de données météorologiques ou thermiques. Tout se passe ainsi comme s’il s’agissait de rendre visibles et de magnifier, par la peinture, des mouvements énergétiques qui nous sont d’ordinaire invisibles, tel le trafic dense des ondes électromagnétiques – leurs entrelacs, saccades et sillages – au moyen duquel nous nous assujettissons continûment à nos interfaces rétroéclairées.

Fréchette recourt de surcroît à une palette qui s’apparente volontiers aux techniques dites de fausse couleur, couramment utilisées dans les imageries satellite, astronomique et médicale, ainsi que dans la visualisation de données météorologiques ou thermiques.

Aucune aspiration à la transcendance ni à l’exaltation technologique, aucun délire d’hallucination métaphorique, dans cet invisible rendu visible. L’espace pictural n’est pas un lieu de simulation – d’illusion, de projection fantasmatique – mais bien de stimulation sensorielle. Comment dès lors introduire la sensation dans la narcose des vies branchées ? Comment rendre voluptueuse l’expérience toxique d’une surdensité de stimuli ?

D’effloraisons irisées en exultations bigarrées courtisant le kitsch, Fréchette donne à éprouver un mélange rythmé d’envoûtement hypnotique, de crampes rétiniennes, de vertige et de jubilation optiques. La peinture se fait ici dispositif d’incorporation et de conversion de la densité en intensités. Elle implique dès lors la participation physiologique du regardeur. Entre vous et l’image, un espace de sensation intense est aménagé pour éveiller un désir d’immersion. Quant aux signes culturels pop que vous aviez reconnus tantôt, ils opèrent comme autant d’appâts et de déclencheurs destinés à vous saisir le regard et le river au tableau pour y explorer un enchevêtrement d’espaces virtuels, physiques, imaginaires et mémoriels – tous réels. Cette peinture vous fait ainsi voir (et boire) le fluide entêtant de la vitesse et du trop-plein, converti en ce que l’artiste qualifie elle-même d’expérience de l’allégresse.

La conversion ici en cause ne vise ni à concurrencer la course effrénée des images, que la peinture aura toujours perdue d’avance, ni à se replier dans le creux d’une quelconque intimité. Là où Fréchette prend le contrepied de la culture numérique, c’est bien plutôt dans son refus de ces subjectivités qui, à la faveur de leur dissémination algorithmique sur le Web 2.0, sont à la fois exacerbées et désincarnées. La jouissance de sa peinture tient précisément dans le retrait de tout « moi », au profit d’une libération d’énergies libidinales qui circulent dans les corps et entre eux, sans assignation identitaire. Ce n’est pas moi qui regarde un tel tableau : ça regarde à travers moi, ça plonge et ça spirale et me jette – oui, allègrement – hors de moi.

Le philosophe Jean-François Lyotard a bien analysé, à propos de la peinture hyperréaliste, que la virtuosité dans l’imitation picturale de l’appareil photographique ne visait peut-être pas tant à se nier soi qu’à « épuiser » la machine, à en triompher en se faisant soi-même machine3. Un tel triomphe n’a cependant rien d’héroïque dans le cas de Fréchette, dont on pourrait dire que la peinture cherche pour sa part à épuiser l’appareillage technologique des visualisations de l’invisible. Il ne s’agit pas ici de bluffer le regardeur et de lui en imposer, comme le voudrait l’hyperréalisme. L’enjeu serait plutôt de vivifier le regard par la médiation d’une image peinte – certes imposante par ses dimensions et sa gestualité, mais aussi foncièrement joueuse. Et d’une exubérance contagieuse.

Qu’en est-il alors de l’effectivité de la peinture dans l’économie contemporaine des images ? Fréchette fait partie d’une génération de peintres pour qui la méfiance postmoderne envers la peinture est heureusement restée à l’état d’un mauvais souvenir d’école au milieu des années 2000. Ses œuvres affirment que la peinture aujourd’hui n’a pas besoin d’être moribonde, ni un zombie des logiques capitalistes du marché de l’art, ni une rescapée du radeau de l’Histoire dans l’environnement numérique. En faisant corps avec la densité des flux d’ondes et de données qu’elles convertissent en sensations, les peintures de Fréchette en intensifient la trajectoire et la résonance jusque dans l’espace concret du tableau. En définitive, peut-être ne faut-il pas tant chercher à rendre compte de l’intégration de l’image peinte dans l’océan incommensurable des images numériques. Si nous inversions la perspective pour nous demander plutôt : en quoi la peinture étire-t-elle et relance-t-elle le mouvement des images sidérées dans leur vélocité exaspérée ?

(1) Deux manifestations, discutées dans de précédents numéros de Vie des arts, ont particulièrement retenu l’attention critique : l’exposition Relations à la Fondation PHI a mis de l’avant la plasticité de la peinture pour rendre compte de la multiplicité des expériences diasporiques à travers les œuvres de quelque vingt-sept artistes du Canada et de l’étranger ; l’événement Pictura a fédéré une vingtaine d’expositions à travers l’île de Montréal pour se demander, « en 2020, comment la peinture répond-elle aux difficultés et aux défis du monde actuel ? ». Ce printemps, la revue esse a par ailleurs consacré un numéro à la problématique « (re)voir la peinture », dans lequel Daniel Fiset et Cindy Hill proposent de réfléchir aux effets du numérique sur la diffusion et la pratique de la peinture.

(2) Les réflexions d’Isabelle Graw et de David Joselit ont particulièrement marqué ce « renouveau » de la question picturale, tandis que de nombreuses expositions thématiques ont été organisées depuis 2000 sur la peinture à l’âge numérique, principalement aux États-Unis et en Allemagne. L’ouvrage collectif Peinture : obsolescence déprogrammée, publié en 2020 sous la direction de Camille Debrabant, offre une première mise au point sur le sujet dans le domaine francophone.

(3) Jean-François Lyotard, « Esquisse d’une économique de l’hyperréalisme », dans Des dispositifs pulsionnels (Paris, Union Générale d’Éditions, 1973), p. 103-113.