Une pratique attentionnelle de la géographie expérimentée à travers le travail de Sandra Volny
L’attention peut s’exercer au quotidien, même à tous les instants. Il s’agit pour moi d’une manière d’être au monde, de percevoir ce qui m’entoure avec une certaine curiosité, d’examiner l’espace dans lequel je me trouve et ce qui y vit, y interagit. Avec cette qualité de présence, j’espère favoriser l’entrée en relation avec les éléments qui composent mon environnement. Je peux m’y situer plus aisément et mieux le comprendre. Cet état de conscience, je vise à le maintenir en permanence et à l’affiner, particulièrement dans mon rapport à l’art.
Je tente d’appliquer cette attention dans ma pratique de commissaire et d’autrice. C’est-à-dire que cette conscience de l’environnement qui m’entoure devient une méthodologie de travail avec les artistes, une façon d’expérimenter les œuvres et une manière de réfléchir à partir de cette perspective singulière aux notions qui sous-tendent les travaux artistiques qui m’intéressent. Ceux-ci témoignent de nos rapports aux espaces, et j’aime les aborder sous l’angle de la géographie. L’idée n’est pas de les conceptualiser scientifiquement, mais plutôt d’examiner les différentes couches narratives qui construisent les espaces, les liens que l’on entretient avec ceux-ci et qui sont différents selon le temps que l’on y passe, ou encore les subtilités qui les caractérisent. J’exerce une pratique attentionnelle de la géographie.
Je ne suis évidemment pas la seule à travailler ainsi ; je retrouve cette approche principalement dans les pratiques artistiques d’écoute des paysages, dans lesquelles une qualité attentionnelle soutenue est nécessaire. Celles-ci opèrent un transfert conscient de l’attention vers une sensibilité à un paysage intangible. Cela ne sollicite pas seulement l’ouïe, mais favorise le développement de la conscience – de l’environnement qui nous entoure, mais également de notre corps dans cet espace. L’attention portée vers les paysages sonores externes nous ancre dans l’instant tout en nous connectant à nos paysages sonores internes.
Aux abords de la rivière, on m’invite à fermer les yeux, à écouter les subtilités au-delà des flots évidents. Avec ou sans outils d’amplification. Cela cogne, vacille, crépite, le débit est soutenu. On m’indique de boucher mes oreilles, d’écouter à travers celles-ci, mais aussi à l’intérieur de moi, de retrouver le flux subtil, de m’habiter un peu plus. Les suggestions d’écoute me permettent, en plus d’entendre les couches sonores de la rivière, de prendre conscience de ma constitution aqueuse.
La déambulation sonore Ces corps d’eau que nous sommes, proposée par Sandra Volny et Simon Bélair dans le cadre de l’exposition Retirez vos bouchons d’oreille, présentée au Musée d’art de Joliette, consistait en quatre points d’écoute et deux méditations permettant aux personnes présentes d’écouter les parcours de l’eau. Dans un premier temps, ceux de la rivière, grâce à des hydrophones plongés en divers endroits et à des directives nous permettant de comprendre que son débit possède de nombreuses qualités acoustiques qui vont au-delà de son lit. Les éléments naturels, mais également le bâti, accueillent ses résonnances et ses vibrations, conduisent et amplifient les sons. Dans un deuxième temps, ce sont nos flots internes que nous étions invité·e·s à écouter et à mettre en relation avec ceux du paysage. Bélair est spécialiste en médecine chinoise, et, dans le carnet qui accompagnait la déambulation, on nous explique que, « selon la médecine naturelle Neijing, le corps humain est décrit comme un système écologique complexe qui est créé à partir des mêmes principes et modèles qui composent et organisent la nature qui l’entoure. Ainsi, dans notre corps, le sang et les liquides sont également divisés et organisés selon un réseau de rivières et de bassins versants1 ».
Les parcours de l’eau se tracent désormais de la rivière jusqu’en moi, les sillons qu’ils creusent s’y empreignent. Il fallait prendre le temps, m’y attarder un peu avec cette attention particulière afin que cela devienne évident. En l’écoutant, je prends part moi aussi au paysage, cet espace vivant, je comprends ma fluidité et tout ce qui nous unit. Autrement, la rivière n’est qu’un cours d’eau au défilement incessant, un élément naturel parmi d’autres qui fait partie d’un paysage, alors que ce dernier « est avant tout constitué de relations. Plus exactement, il est l’espace des métamorphoses : dans le paysage la nature, le territoire, la vue s’assemblent et en s’associant se transforment. Le paysage est le milieu vivant de compositions instables au cœur desquelles les humains sont plongés et dont ils participent2 ». À cette citation, j’ajouterais que l’écoute active de ce paysage fait relation ; l’écoute de chacune de ses couches, en profondeur3, nous fait comprendre que nous ne sommes pas des êtres étrangers. Cependant, certaines ne sont pas perceptibles par l’oreille humaine. Elles sont trop loin, trop enfouies, nous ne pouvons y accéder.
C’est par le temps long que se construisent les couches du paysage. Celui-ci « ouvre la dimension du temps, de ses épaisseurs sédimentaires, de ses rythmes, de ses lenteurs. Il pose la question de l’effacement et de la survivance, de la disparition et de la mémoire4 ». Dans le paysage se trouvent l’histoire et toutes les traces de ses mouvements : « la topographie n’est plus un référentiel stable car la Terre elle-même n’est pas stable ; elle est un être historique, habité et habitable depuis peu, et surtout, les continents continuent de bouger. Il faut donc abandonner l’idée même de territoire fixe, délimité une fois pour toutes5 ». Car, bien évidemment, rien n’est immuable, tout est impermanence, même ce que l’on perçoit comme fixe, tels que les phénomènes naturels qui semblent figés par le temps.
C’est le cas des glaciers de l’Antarctique qui nous semblent si pérennes. Pourtant, les vibrations de la glace montrent que leur fonte s’accélère en raison des bouleversements climatiques. En effet, une équipe de scientifiques, dont fait partie le mathématicien et géophysicien Julien Chaput, l’a prouvé en captant à l’aide de sismographes les vibrations du sol de l’Antarctique. Volny a collaboré avec Chaput en transformant les vibrations des glaciers en sons qu’elle a ensuite fixés dans la matière pigmentaire pour créer des Fossiles sonores 6. L’eau est ici encore un témoin des mouvements géographiques et un liant entre les éléments vivants : Volny, en portant son attention sur ceux-ci, nous donne accès à l’infiniment loin.
Dans le monde naturel, les fossiles sont des empreintes qui prennent des milliers d’années à laisser leur trace. Une empreinte se fait par contact. Le temps permet de laisser la trace d’une matière sur une autre. Elle témoigne d’un passage : cela a été. C’est un archivage. Une manière de comprendre le passé, et donc le présent et l’avenir. En regardant une empreinte, nous entrons en contact avec son origine ; il y a survivance7.
Nous connaissons la notion d’empreintes sonores8, ou encore de résidus sonores9 comme les nomme Volny. Mais comment laisser les traces des vibrations dans une matière ? Avec ses Fossiles sonores, l’artiste a créé un dispositif dans lequel l’eau joue aussi un rôle, cette fois de transmetteur, tout en utilisant un processus semblable au phénomène naturel : elle a simplement laissé le temps faire empreinte. Dans des bassins d’acier à sa taille et rempli d’eau, elle a déposé des pigments qu’elle a soumis durant un mois à ces vibrations sonores nordiques, jusqu’à leur évaporation et leur sédimentation. Un procédé beaucoup plus rapide que dans la nature, certes, mais qui réussit à figer les vibrations. Ces formes colorées abstraites rendent visible la matière sonore inaudible et concrétisent les bouleversements du climat : l’absence des vibrations témoigne de leur présence. Le travail de Volny en est encore un d’attention à la géographie, elle sélectionne un phénomène précis et inaccessible qui pourtant rend compte d’un marqueur temporel important : les fossiles sonores immobilisent un micro-instant de l’histoire, là où l’activité humaine a modifié l’écosystème en accélérant sa dégradation. Car « on ne peut plus ignorer l’action de la Terre en réaction à nos propres activités, qui se manifeste avec de plus en plus de véhémence et de rapidité10 ». Comme l’environnement de l’Antarctique n’en est pas un que nous pouvons pratiquer, Volny le rapproche de nous en ramenant l’échelle géologique à une échelle humaine. Éloignées, invisibles et accessibles uniquement aux scientifiques qui y font des recherches, ces vibrations de la matière glacière nous sont présentées comme l’incarnation d’une catastrophe écologique sans précédent, mais encore plus ou moins perceptible. Des empreintes qui ne mentent pas. Nous pouvons ainsi faire une expérience indirecte du paysage en transformation.
Le paysage « peut être envisagé comme un dispositif d’attention au réel, et par là comme une condition de base de l’activation ou de la réactivation d’un rapport sensible, et sensé, au monde environnant11 ». En l’observant, je constate que je suis nature, mais aussi que mes actions ont des conséquences sur le temps long de la Terre. Ce faisant, ma lecture du monde s’affine grâce à cette pratique attentionnelle de la géographie.
1 Sandra Volny et Simon Bélair, Ces corps d’eau que nous sommes (Joliette : Musée d’art de Joliette, 2023), p. 5. L’événement s’est tenu le 8 juillet 2023.
2 Jean-Marc Besse, La nécessité du paysage (Marseille : Éditions Parenthèses, 2018), p. 11.
3 La pratique du deep listening a été développée par Pauline Oliveros, à qui l’exposition du Musée d’art de Joliette rend hommage.
4 Jean-Marc Besse, La nécessité du paysage, op. cit., p. 62.
5 Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles (Paris : Édition B42, 2019), p. 25-27.
6 Pour l’exposition du Musée d’art de Joliette, Volny a réalisé deux de ces fossiles sonores. Treize autres étaient présentés dans son exposition solo à la Fonderie Darling au printemps 2023, avec d’autres éléments (bande son et dispositif d’écoute). Pour plus d’informations, visiter le site web de la Fonderie Darling.
7 C’est d’ailleurs à partir d’une recherche sur la survivance que l’artiste a développé ces œuvres. Sandra Volny, Survivance des espaces sonores. Conscience auditive et pratiques de l’espace du corps-sonar, Thèse doctorale, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2017.
8 Voir Raymond Murray Schafer, Le paysage sonore. Le monde comme musique (Marseille : Wildproject, 2010), p. 382.
9 Volny « utilise le terme “résidus sonores” pour décrire les sons témoins d’événements passés qui s’imprègnent et laissent des traces dans nos espaces ». Milly Alexandra Dery, texte d’exposition, Fossiles sonores, 2 mars au 14 mai 2023.
10 Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Terra Forma, op. cit., p. 4.
11 Jean-Marc Besse, La nécessité du paysage, op. cit., p. 101.