Pierre-Marc Asselin (2023), Dans l’ombre de l’artifice. Ianick Raymond et Laurent Lamarche. Alma : Centre SAGAMIE.

Dans son essai Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992), Georges Didi-Huberman se penche sur une situation que rencontrent parfois le spectateur et la spectatrice de l’œuvre d’art, et que l’on peut résumer en ces termes : « quand voir, c’est perdre ». On présuppose en effet que « voir » revient à gagner quelque chose, à découvrir et faire siennes de nouvelles propositions, mais si le visible renvoyait à la perte, à ce que l’on manque, et donc à une expérience du deuil ?

L’exposition Dans l’ombre de l’artifice, dont l’inauguration était prévue au Centre SAGAMIE, à Alma, le 13 octobre 2020, éprouve cette thèse dans la mesure où la pandémie de COVID-19 imposa une fermeture des lieux d’exposition, remplaçant la rencontre physique avec les œuvres par la médiation de l’écran. Or, en associant les artistes Ianick Raymond, peintre du trompe-l’œil et du brouillage entre les médiums, et Laurent Lamarche, plasticien connu pour ses sculptures jouant de la transparence et de l’opacité, à mi-chemin entre le technologique et l’organique, l’événement entendait justement solliciter le regard face à un territoire aux frontières de l’inerte et du vivant. Qu’impliquerait alors de ne pas l’avoir vu de ses propres yeux? Serait-ce inévitablement un redoublement de la perte? Enfin, au manque originaire que théorise le philosophe français, s’ajouterait-il une éclipse du regard liée aux circonstances sanitaires interdisant tout rapport immédiat?

Photo : Élise Bouchard, Centre SAGAMIE

Le texte publié ici par le nouvelliste Pierre-Marc Asselin commence sous le signe de l’absurde, du détail qui cloche et qui prend des proportions invraisemblables, à la manière des récits de Ronald Larocque, conteur québécois spécialisé dans la création poétique. D’après l’auteur, Ianick Raymond est aussi persuadé de l’existence de la manifestation que Laurent Lamarche l’est du contraire, et selon que l’un ou l’autre artiste se renseigne par téléphone, deux versions incompatibles s’opposent : à l’un, on dit que l’événement a bien eu lieu, à l’autre non. Comme dans le paradoxe du chat de Schrödinger, deux états se superposent, mort ou vivant, visible ou non, indécidables tant qu’on n’a pas constaté la chose par soi-même : au bout du compte, Pierre-Marc Asselin prend la route pour Alma afin de vérifier lui-même ce qu’il en est. Telle est, du moins, la version qu’il propose dans son ouvrage où il joue à brouiller les limites entre reportage et fiction.

À partir de cette intrigue entre burlesque et fantastique, le livre d’Asselin pose sous des dehors facétieux un problème à la fois simple et essentiel pour le circuit de l’art contemporain : qu’est-ce qu’une exposition que personne ne voit? Est-ce donc une réitération de la perte ou, au contraire, l’occasion de se réapproprier l’œuvre, de l’inscrire dans une fiction qui permettrait de récupérer le réel inaccessible de l’objet? Sans prétendre trancher la question, cette brève – et réjouissante – publication bilingue fait office de « témoin » : les artistes et l’auteur ont pu attester la réalité d’un événement, mais surtout, comme dans une course de relais, la lecture que nous en faisons, lectrices et lecteurs, est un passage de témoin pour qu’à notre tour nous puissions recréer les œuvres vues/pas vues et le dialogue fait d’ombres et de lumières qui se tisse entre elles.