Liz Park & Gaëtane Verna (dir.) (2022). Dawit L. Petros: Spazio Disponibile. Milan/Toronto: Mousse Publishing/ The Power Plant Art Gallery, 340 p.

Commissariée par Irene Campolmi, l’exposition Spazio Disponibile de Dawit L. Petros s’est tenue à la Galerie de l’UQAM du 4 novembre 2022 au 21 janvier 2023, ayant d’abord été montée aux débuts de la pandémie à la galerie Power Plant. Sa directrice d’alors, Gaëtane Verna, avait coordonné cette publication avec la commissaire Liz Park, qui accueillit ensuite l’exposition à l’Université de Buffalo, avant un passage l’an dernier à la Mackenzie Art Gallery à Regina, en Saskatchewan.

C’est d’ailleurs dans cette province que l’artiste, migrant érythréen, s’était d’abord établi à son arrivée au Canada. Si l’ouvrage, servant de catalogue bilingue à l’exposition, est basé sur les conférences présentées à Toronto et à Buffalo, il n’intègre pas la table ronde qui a conclu l’événement à la Casa d’Italia à Montréal, cadre architectural qui en était l’un des objets ; on en trouvait l’écho dans un motif d’arche romaine de son installation à l’UQAM1. Indispensable pour élucider et prolonger le propos foisonnant et subtil d’une exposition elle-même livrée sans guère d’explications – au risque de demeurer largement opaque même pour l’historien averti –, le catalogue en complète l’expérience, reconfigurée d’une galerie à l’autre, par une vue d’ensemble qui la remplace commodément. Il la situe notamment dans le sillage des recherches de l’artiste depuis une dizaine d’années, suivant les flux migratoires suscités par la modernité occidentale et ses ramifications coloniales, dont on ne saurait ici que donner un aperçu.

Le miroir joue un rôle clé dans une pratique artistique centrée sur la documentation photographique de sites et d’extraits d’archives, mis en scène et en question dans des dispositifs riches en doubles sens. Ainsi le colonialisme italien fut-il un contrepoids étatique à la diaspora de « colonies » de migrants économiques, tels ceux qui bâtirent la Casa d’Italia en 1936. Ils y commémorèrent, sur une plaque photographiée par Petros, la conquête « romaine » de l’Éthiopie la même année par le régime fasciste, censée étayer leur appartenance au monde civilisé, que leur contestaient les Anglo-Saxons. Mobilité migratoire et mobilisation totale se déploient du même mouvement que les avant-gardes depuis le futurisme italien, intégrant à l’art expansionnisme impérial et militantisme totalitaire ; il ne s’agit jamais que de la « conquête du monde comme image », pour reprendre la définition que donne Heidegger de la modernité2. Le travail de Dawit L. Petros pourrait illustrer cette vision, en jouant sur les deux tableaux de l’art formaliste et de la documentation critique.

L’État-nation italien n’était déjà pour le philosophe et théoricien italien Antonio Gramsci qu’une conquête du Sud agraire par le Nord industriel. En conscrivant les masses paysannes pour parachever son schéma idéal pendant la Grande Guerre, l’Italie les traita avec une brutalité digne de celle qu’elle exerçait lors de ses « petites » menées en Afrique sous prétexte d’y canaliser l’exode rural. D’autres sociétés traditionnelles y furent à leur tour malmenées pour occuper l’«  espace disponible » sur les mappemondes, au milieu d’un patchwork d’aplats monochromes – non sans analogie avec le modernisme artistique, d’un genre dont Petros use volontiers. Tel est aussi le sens détourné de ces mots – « Spazio disponibile » – barrant des pages laissées vides dans des extraits reproduits en grand format de la Rivista Coloniale (1906-1943), magazine consacré à la promotion de l’entreprise impériale. En manque de réclames pour la mise en valeur des territoires « vierges », il fait ainsi abstraction (tant graphiquement que conceptuellement) de leurs populations réelles au profit d’un potentiel de développement3.

L’artiste extrapole encore des figures abstraites à partir des tracés cartographiques de secteurs frontaliers mal délimités entre puissances coloniales, et restés l’objet de conflits sanglants entre l’Éthiopie et l’Érythrée4. Première-née des colonies italiennes, l’Érythrée doit d’ailleurs son identité nationale à cet héritage, perpétué tant dans sa célèbre architecture moderniste d’avant-guerre que dans une culture urbaine et militaire forgée par les ascaris (troupes coloniales dont 40 % des hommes adultes faisaient partie en 1935), à l’origine aussi bien de sa littérature que du régime totalitaire de conscription forcée que fuient aujourd’hui les migrants. L’Italie ne se reconnaît nulle dette envers ceux venus des colonies oubliées dont elle a jadis bouleversé les sociétés en les modernisant à son image fantasmée, craignant pour la sienne ce retour du balancier migratoire, qualifié d’« invasion barbare ». Mais l’Érythrée comme l’Italie refoulent la mémoire commune d’une expérience hybride où leurs populations eurent partie liée. Les images vidéo de la Casa d’Italia proposées par Petros s’accompagnent ainsi d’une description en voix off du style des bâtiments fascistes : celle-ci est livrée par un témoin érythréen de l’investissement colossal de l’Italie dans l’infrastructure moderne de son pays (qui a notamment permis la construction du plus grand téléphérique du monde, convoyant le matériel du port à la capitale Asmara – traité dans plusieurs œuvres). Aux dires du narrateur, ce vaste projet impliquait la population locale dans une franche camaraderie avec les colons, repartis avec la nostalgie d’une coexistence désavouée de part et d’autre5.

Sans irénisme ni manichéisme, Petros sait ainsi tracer dans l’espace et le temps la ligne d’horizon des mers et des territoires qui joignent et séparent les populations selon leurs mouvements entrecroisés de la Corne de l’Afrique aux cités d’Amérique, autour d’une Italie tiraillée – comme le monde entier – entre le pôle d’attraction du Nord moderne et son repoussoir d’un Sud « en retard ».

1 Voir Rosalie Chartrand, « Dawit L. Petros, Spazio Disponibile. Galerie de l’UQAM, Montréal, 4 novembre 2022 – 21 janvier 2023 », Espace (s. d.), en ligne, https://espaceartactuel.com/dawit-l-petros-spazio-disponibile/.

2 Martin Heidegger, « Die Zeit des Weltbildes » (1938), dans Holzwege (Francfort : Vittorio Klostermann, 1950), p. 87.

3 Irene Campolmi, « The Past Is a Foreign Country: The Misplaced Memory of Italian Colonialism in Eritrea », dans Liz Park et Gaëtane Verna (dir.), Dawit L. Petros: Spazio (Milan/Toronto : Mousse Publishing/The Power Plant Art Gallery, 2022), p. 16.

4 Sur la série de dessins au henné Strategic Withdrawal (2013), voir Elizabeth Harney, « Geometries and Geographies: Dawit L. Petros’s Expansive Modernist Narrative », dans op. cit., p. 53, 55, 202, 203.

5 Sur la vidéo All at One Point (Casa, Study I) (2020), voir Fabrizio Gallanti, « From Casa d’Italia to Casa dei Popoli: Reflections on a Fascist Building », dans op. cit., p. 100-115.